Sans universitaires, il n’y aurait pas eu d’«Homme rapaillé»

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  • Le 18 janvier 2017

  • Mathieu-Robert Sauvé
En raison de son statut de «poète national», Gaston Miron a eu droit à des funérailles officielles en 1996.

En raison de son statut de «poète national», Gaston Miron a eu droit à des funérailles officielles en 1996.

Crédit : Antoine Désilet

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Le recueil «L’homme rapaillé», de Gaston Miron, a été publié en 1970 à l’initiative d’universitaires qui voulaient rassembler les meilleures pages du poète. Pierre Nepveu répond à nos questions.

Édition originale du célèbre recueil.

Gaston Miron (1928-1996) était déjà un poète reconnu lorsque paraît aux Presses de l’Université de Montréal son recueil L’homme rapaillé en 1970. Mais sans l’intervention soutenue d’universitaires montréalais et leur insistance auprès de l’auteur pour qu’il réunisse ses écrits, son livre n’aurait peut-être jamais vu le jour.

C’est ce que soutient Pierre Nepveu, le biographe du poète mort il y a un peu plus de 20 ans (Gaston Miron: la vie d’un homme, Boréal, 2011), invité à commenter la publication du célèbre ouvrage. Traduit en plusieurs langues (anglais, italien, espagnol, portugais, coréen et polonais, notamment) et vendu à plus de 60 000 exemplaires, L’homme rapaillé est considéré comme un livre majeur de la poésie contemporaine et demeure à l’étude dans de nombreux systèmes scolaires. Pierre Nepveu, qui a été professeur d’études françaises à l’Université de Montréal pendant plus de 30 ans, répond à nos questions.

Dans quel contexte est paru «L’homme rapaillé»?

En 1967, la revue Études françaises propose de créer un prix qui sera remis à l’auteur d’un texte inédit. Accordé à l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma en 1968, le prix n’est pas décerné en 1969, faute d’un manuscrit de qualité suffisante. Le cas aurait pu se répéter l’année suivante, mais le jury, auquel siègent entre autres Georges-André Vachon, Naïm Kattan et Jacques Brault[1], propose de solliciter Gaston Miron pour qu’il rassemble ses écrits dans un recueil. C’est ainsi que naît l’idée de L’homme rapaillé.

Il faut dire qu’en 1969 Miron est déjà très respecté dans le milieu littéraire, puisqu’il a publié des poèmes marquants comme «La marche à l’amour» dans un journal et «La vie agonique» dans Liberté. En 1953, il a lancé la maison l’Hexagone avec Deux sangs, un recueil écrit avec son camarade Olivier Marchand. Il a obtenu une bourse pour aller étudier l’édition à Paris en 1959-1960. Jacques Brault lui a même consacré en 1966 une conférence à l’Université de Montréal au titre non équivoque: «Miron le magnifique». Mais de l’avis du jury, il lui manquait un ouvrage regroupant ses poèmes.


[1] Tous trois sont professeurs à l’Université de Montréal. Le jury comptait aussi Danielle Ros, directrice des PUM, et le poète Paul-Marie Lapointe.

En lui accordant le prix, on lui facilite la vie en quelque sorte…

Oui… mais les choses ne se sont pas déroulées simplement pour autant. Après avoir accepté le prix, Miron a mis un temps démesurément long à réunir ses poèmes, les modifiant, en ajoutant certains, en retranchant d’autres. Jacques Brault a dû déployer beaucoup d’énergie pour convaincre le poète de livrer son texte. Et Georges-André Vachon, qui dirigeait la revue, a tout fait pour l’accommoder: repousser les échéances, retarder l’impression par exemple. Il a fallu lui lancer un ultimatum pour qu’il produise son manuscrit: pas de livre, pas de prix!

Comment expliquer cette attitude?

Deux raisons, à mon avis. D’abord, Miron avait une angoisse terrible devant l’acte d’écrire. Cela venait-il de ses origines modestes? De son grand-père illettré? Oralement, il était très à l’aise et pouvait discourir longtemps sur la poésie. Mais il a craint toute sa vie de ne pas maîtriser suffisamment bien l’écriture. Aussi, quand venait le temps de s’exécuter, il ressentait une telle appréhension que les mots ne venaient pas. Deuxièmement, et c’est intimement lié à ce qui précède, il avait une très haute idée de la poésie. Il connaissait bien la poésie moderne, l’avait étudiée en profondeur. Il doutait fort de pouvoir lui-même s’inscrire dans cette tradition.

Cette attitude paradoxale l’a amené à refuser de figurer dans l’anthologie La poésie canadienne, d’Alain Bosquet, publiée chez Seghers en 1962. À mon avis, ce n’était pas de la fausse modestie. Ses poèmes ont par la suite pu être lus dans les grandes anthologies de la poésie québécoise, mais cette gêne a continué de s’exprimer toute sa vie. Ainsi, il a fait ajouter la mention «Version non définitive» sur la page titre de la dernière édition de L’homme rapaillé, parue chez Typo en 1993.

Les universitaires ont donc joué un rôle clé dans cette histoire…

Sans l’instinct du jury du prix de la revue Études françaises, et sans l’acharnement de Jacques Brault, je ne crois pas qu’il y aurait eu d’Homme rapaillé. Il faut comprendre que Gaston Miron n’a pas écrit d’autres recueils par la suite. Mais son livre n’a jamais cessé de s’enrichir. Il représente ainsi un cas rare dans l’édition. L’écrivain américain Walt Whitman avec Leaves of Grass et François Villon, poète français du 15e siècle, sont aussi connus pour leur unique ouvrage, mais ce sont des cas très différents.

Que représente ce recueil à vos yeux?

Certainement un grand classique de la poésie québécoise contemporaine, l’équivalent de Bonheur d’occasion, de Gabrielle Roy, pour le roman. 

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