Destins croisés, trajectoires improbables
- Forum
Le 24 octobre 2018
- Hélène Roulot-Ganzmann
Dans son dernier roman, Nancy Huston croise son destin avec celui qui deviendra le dictateur du Cambodge: Pol Pot. Elle s'est entretenue avec Gabriel Fauveaud, professeur et spécialiste du Cambodge.
«On ne naît pas monstre, on le devient.» Ce n’est pas que l’écrivaine albertaine Nancy Huston veuille excuser les actes génocidaires posés entre 1975 et 1979 par le régime des Khmers rouges durant les années de règne de Pol Pot. Mais avec son dernier roman, Lèvres de pierre, elle tente de comprendre comment celui qui s’appelait Saloth Sâr a pu prendre la tête de son pays et lui infliger le pire génocide dont on a connaissance. Un garçon qui a grandi dans une région rurale du Cambodge avant d’être éduqué par les pères catholiques français à Phnom Penh, puis converti au marxisme dans les cellules communistes parisiennes des années 50.
«Entre 1 million et 1,7 million de Cambodgiens sont morts, que ce soit par assassinat ou par famine planifiée», a-t-elle rappelé dans une discussion avec Gabriel Fauveaud, géographe associé au Centre d’études asiatiques de l’Université de Montréal. La rencontre était organisée par la librairie Olivieri.
«C’est 20 % de la population de l’époque, a-t-elle précisé. Ces chiffres sont effrayants et devraient à eux seuls m’amener à tourner le dos à cet homme. Et pourtant, il n’est pas impossible que malgré les dissemblances flagrantes entre lui et moi nos trajectoires s’éclairent l’une l’autre.»
Vertige singulier
Nancy Huston avoue n’avoir visité le Cambodge qu’une seule fois dans sa vie et n’y être restée qu’une semaine. À M. Fauveaud, éminent spécialiste du Cambodge, elle a raconté en revanche avoir été marquée par le sourire béat de ce peuple, qu’on retrouve sur les statues de Bouddha et sur les portraits de Pol Pot.
«Au Cambodge, tout le monde sourit, a-t-elle dit. Un sourire aussi impénétrable qu’indélébile, mais finalement un masque qui protège plus qu’il ne projette et qui, rapporté à l’histoire violente du pays, produit chez le visiteur un vertige singulier. Ce vertige m’a envahi et, depuis ce voyage en 2008, j’ai le sentiment étrange que le Cambodge me concerne.»
Mais que pouvait-elle avoir en commun, elle, l’écrivaine occidentale, bourgeoise, blanche et féministe, avec tout un peuple du Sud-Est asiatique prônant la soumission comme valeur absolue, décourageant l’expression personnelle et dont la littérature est inexistante? Comment se l’approprier par l’écriture sans donner de leçons ou se sentir dans l’imposture permanente?
«Mon regard s’est posé sur Pol Pot et je me suis rendue à l’évidence: c’était le seul personnage cambodgien sur qui je parviendrais à me projeter, a-t-elle poursuivi. Pas le Pol Pot des années de dictature, mais celui de toutes les années qui l’ont forgé, celles de l’enfance et de la jeunesse. Comme moi, il a vécu l’insécurité du changement de cadre de vie, de langue, de religion. Comme moi, il a été envoyé à Paris pour étudier avec une bourse et a fréquenté les milieux marxistes. Je me suis rendu compte que, à 25 ans d’intervalle, nous avons scandé les mêmes slogans, appris les mêmes textes.»
«Entre vierge et épouse»
L’auteure de Lèvres de pierre est revenue sur ce sourire «merveilleusement chaleureux, incroyablement direct» qui envoûte la plupart des visiteurs, mais dont elle s’est méfiée d’emblée. Elle a expliqué y voir décelé quelque chose d’inquiétant. Un sourire qui exclut l’interlocuteur en lui faisant croire qu’il l’inclut. «J’ai beaucoup pratiqué ce sourire, a-t-elle avoué. Comme beaucoup de jolies femmes.»
Notamment entre 15 et 25 ans, durant ce qu’elle appelle «ces années entre vierge et épouse», qu’elle a passées en Nouvelle-Angleterre d’abord puis à Paris. Ces années qu’elle relate dans la deuxième partie du livre, se cachant derrière le pseudonyme de Dorrit, son «moi romanesque».
Ces années correspondent dans un premier temps à celles de la guerre secrète menée par les États-Unis contre le Cambodge à la fin des années 60 et au début des années 70, suivie par la dictature khmère.
Près de 20 ans plus tôt, durant la guerre d’Indochine qui a conduit à l’indépendance du Cambodge, le jeune Saloth Sâr est à Paris, nous apprend Nancy Huston. «Lorsqu’il retourne dans son village en 1953, les bombardements ont complètement dévasté le paysage et ses parents sont devenus des miséreux. Il est foudroyé par cet évènement. On sait peu de choses sur lui. Mon travail a consisté à prendre certains détails de sa biographie et à zoomer pour tenter de comprendre ce qu’il a pu ressentir à certains moments de sa vie. Et j’avance que la responsabilité de sa monstruosité est largement américaine et française.»
Zoomer, mais pour mieux dézoomer. Avec ce roman, Nancy Huston nous dit qu’on ne peut pas interpréter l’histoire en ne prenant qu’un seul point de vue. Et Gabriel Fauveaud lui a demandé si elle inscrivait son histoire dans l’histoire plus globale du monde…
«Évidemment qu’on peut faire le parallèle avec ce qui se passe aujourd’hui, a-t-elle répondu. Attention, je ne suis pas là pour vous dire que les combattants de Daech ou que les génocidaires khmers sont de gentils garçons. J’affirme en revanche qu’ils ne viennent pas de nulle part et que nos vies sont le résultat de trajectoires.»