Céline Lafontaine dénonce la modification génétique de bébés chinois

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  • Le 7 décembre 2018

  • Mathieu-Robert Sauvé
Le 26 novembre, l’agence Associated Press a annoncé la naissance de Lulu et Nana, deux bébés dont on a modifié le phénotype afin de les immuniser contre le VIH.

Le 26 novembre, l’agence Associated Press a annoncé la naissance de Lulu et Nana, deux bébés dont on a modifié le phénotype afin de les immuniser contre le VIH.

Crédit : Getty

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Céline Lafontaine dénonce l’expérience clandestine d’édition génétique menée en Chine avec des embryons humains.

La naissance présumée de deux fillettes génétiquement modifiées par He Jiankui, chercheur à la Southern University of Science and Technology de Shenzen, en Chine, constitue une «expérience sauvage» qui doit être dénoncée avec énergie, estime la sociologue Céline Lafontaine. L’auteure du Corps-marché (Seuil, 2014), professeure à l’Université de Montréal, n’a toutefois pas été surprise d’apprendre que des gens avaient modifié clandestinement des êtres humains, un geste qu’elle appréhendait depuis que la technique de modification génétique CRISPR-Cas9 s’est répandue.

«Je n’ai pas été étonnée, même si je suis très choquée par la nouvelle. Surtout qu’elle vient d’un pays, la Chine, reconnu pour ses balises éthiques inégales, sinon inexistantes», a-t-elle expliqué trois jours après l’annonce qui a ébranlé la communauté scientifique mondiale. Dès le lendemain, 100 chercheurs chinois ont dénoncé leur compatriote en qualifiant son expérience de «folie».

Rappelons que le 26 novembre dernier, l’agence Associated Press a annoncé la naissance dans les semaines précédentes de Lulu et Nana, deux bébés dont on a modifié le phénotype afin de les immuniser contre le virus de l’immunodéficience humaine (VIH). Deux jours plus tard, le professeur He donnait quelques précisions (et publiait des photos des bébés) au cours d’une présentation au Sommet international sur l’édition génomique, à Hong Kong. Il a alors laissé entendre qu’une autre grossesse de bébé génétiquement modifié était en cours.

Fraude, canular ou scandale?

Dans cette suite d’évènements, plusieurs irrégularités sont constatées ‒ entre autres, aucun comité d’éthique n’a approuvé le protocole du professeur He; aucune revue scientifique n’a publié ses résultats et sa méthodologie ‒ de sorte qu’on ignore encore s’il s’agit d’une fraude scientifique ou d’un canular. Mais Mme Lafontaine est d’avis qu’il faut s’intéresser à cette histoire, car elle est vraisemblable. «La technologie dont il est question est surnommée à tort “édition génétique”, comme si on pouvait copier-coller des gènes de la même manière qu’on le fait avec des mots dans un logiciel de traitement de texte.»

De nombreux doutes subsistent lorsqu’on examine cette opération effectuée avec l’outil CRISPR-Cas9, inventé en 2012 par la microbiologiste française Emmanuelle Charpentier et la biologiste américaine Jennifer Doudna. Des études publiées dans des revues sérieuses démontrent que l’intervention n’est pas aussi «chirurgicale» qu’on peut le croire. Des effets inattendus pourraient se multiplier dans des gènes qu’on ne souhaite pas altérer. «Juste à penser que ces deux bébés vont grandir comme des cobayes humains, ça me donne le vertige», lance Mme Lafontaine.

S’il est nouveau qu’on procède de la sorte à une opération clandestine chez l’humain, une première modification génétique germinale aurait eu lieu en Grande-Bretagne en 2015 sur des bébés souffrant d’une maladie rare. Or, dans ce cas, une réflexion éthique a encadré le travail des chercheurs. L’unanimité n’a pas été faite, loin de là, mais les débats se sont déroulés dans la transparence.

Même au Québec, le sujet n’a pas échappé à la Commission de l’éthique en science et en technologie, qui s’est penchée sur cette approche. Un comité doit publier un avis d’ici un an ou deux.

Frankenstein de retour

Tant dans ses recherches que dans son enseignement, Céline Lafontaine s’intéresse aux modifications du vivant. Au lendemain de l’annonce chinoise, la trentaine d’étudiants de son cours Technosciences, culture et société se sont prononcés sur la question. «Un consensus s’est imposé: manipuler le génome humain ne devrait pas se faire de cette façon», relate l’universitaire.

Elle ajoute à l’affaire une dimension féministe, qui n’a pas été prise en compte dans le déluge de critiques qui a suivi l’annonce de la nouvelle. «Que sait-on de la femme ou des femmes qui se sont prêtées aux expériences du chercheur? En Chine, la condition féminine n’est pas une priorité de l’État. Les mères ont-elles eu la liberté de refuser de participer aux expériences? On n’en sait rien. Mais ce qui est certain, c’est qu’on nage dans la négation de l’éthique.»

Le hasard veut que Mme Lafontaine, en collaboration avec les artistes Yan Breuleux et Luc Courchesne, revisite le mythe de Frankenstein à l’occasion d’une conférence immersive à la Société des arts technologiques de Montréal les 18 et 19 décembre. Si tous connaissent l’histoire du monstre qui a été l'objet de multiples déclinaisons cinématographiques, peu de gens ont lu l’ouvrage écrit il y a deux siècles par Mary Shelley, une jeune Anglaise de 19 ans, Frankenstein ou le Prométhée moderne.

Ce roman, à la fois prémonitoire et porteur de mythes, demeure d’actualité. «On a créé un monstre, dit-elle. Mais le monstre n’est pas la créature en elle-même, c’est le désir de contrôle illimité du chercheur!»

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