Points de vue philosophes sur l’opinion publique

«L’arrestation de Jean Calas» de Casimir Destrem

«L’arrestation de Jean Calas» de Casimir Destrem

Crédit : Musée du Vieux Toulouse

En 5 secondes

Quatre professeurs ont accepté de répondre à la question que leur ont posée «Les diplômés»: «Qu’auraient dit Platon, Voltaire, Søren Kierkegaard et Jürgen Habermas de l’opinion publique?»

L’opinion publique n’a pas une définition unique. De ses balbutiements dans l’Antiquité grecque à sa présence contemporaine assumée, le concept a une histoire.

Platon: l’importance des experts

Platon, 428-348 av. J.-C.

Platon se méfiait de la doxa, cette opinion publique qui, à ses yeux, n’avait aucune valeur véritable pour conduire les affaires humaines. Dans La République, l’un de ses dialogues les plus connus, il avance que, pour gouverner, il faut en avoir l’expertise, une expertise qui est le fruit d’une longue éducation couronnée par l’acquisition de la sagesse. Seuls les philosophes peuvent donc légitimement diriger la cité. Aujourd’hui, Platon reprocherait à notre démocratie la même chose qu’il reprochait à celle d’Athènes et à ses contemporains. Il nous mettrait en garde contre les sophistes, ces maîtres du discours qui, en flattant l’opinion publique, ne gouvernent qu’en vue de leur intérêt personnel. Platon nous enseigne que la majorité n’a pas spontanément raison et qu’il est important de tenir compte de l’avis des experts. Ceux qui utilisent la passion, l’envie et la peur pour nous gouverner n’ont pas le souci du bien commun.

Laetitia Monteils-Laeng
Département de philosophie

Voltaire: le philosophe éclairé

Voltaire, 1694-1778

L’idée qu’on puisse s’appuyer sur le plus grand nombre pour changer le monde aurait paru à Voltaire parfaitement incongrue. Dans la France de l’Ancien Régime, ce sont les puissants qui décident, pas l’opinion publique. Un exemple? En 1762, le Parlement de Toulouse condamne Jean Calas à la peine capitale. Ce protestant aurait assassiné son fils parce que celui-ci aurait voulu se convertir au catholicisme. Voltaire, l’homme de lettres le plus célèbre d’Europe, est horrifié. Il décide de se porter à la défense de Calas. Mais comment influencer le pouvoir? Voltaire publie des brochures, destinées au public «éclairé», et, surtout, il s’adresse directement aux ministres qui peuvent agir concrètement. L’auteur du Traité sur la tolérance avait raison: grâce à ses interventions en haut lieu, la mémoire de Calas est réhabilitée en 1765. Jean Calas n’était pas coupable.

Benoît Melançon
Département des littératures de langue française

Søren Kierkegaard: l’abstraction monstrueuse

Søren Kierkegaard, 1813-1855

Le philosophe danois était un critique de la culture de son époque et il aurait certainement mené une charge virulente contre notre ère de l’Internet. Pour lui, le public a trois grandes faiblesses qui le disqualifient d’une opinion compétente. D’abord, l’accès immédiat à des masses d’informations encourage la quête du divertissement et fait du public un spectateur détaché du monde. À cela s’ajoutent les voix des commentateurs qui, même lorsqu’ils sont consciencieux, sont, selon Søren Kierkegaard, de faux experts distribuant leur opinion sans jamais avoir la responsabilité de passer de la parole aux actes. Enfin, le détachement du public le sépare de la sphère politique, où les dirigeants doivent agir avec sérieux et être responsables de leurs décisions. À propos des médias sociaux et d’Internet qui nourrissent les opinions et permettent les commentaires anonymes, il aurait probablement dit qu’ils créent un détachement dangereux et constituent un obstacle au bon sens. Confirmant peut-être encore plus son jugement sur le public, qui était pour lui une «abstraction monstrueuse».

Charles Blattberg
Département de science politique

Jürgen Habermas: l’espace public

Jürgen Habermas, 1929-

Crédit : Louisa Gouliamaki - Getty Images

Le philosophe allemand a été l’un des premiers à théoriser le processus de démocratisation de l’espace public. Dès les années 60, Jürgen Habermas tentait de répondre à cette question: comment s’est forgée la notion même d’opinion publique? Selon lui, l’opinion publique est devenue une réalité à partir du moment où a pris forme, dans la presse du 17siècle notamment, un espace de discussion privé, hors du contrôle de l’État. Mais tout de suite, des intérêts privés ont voulu instrumentaliser cet espace à leur profit. Une tentative de détournement qui n’a plus cessé depuis. Si l’espace public est contaminé, nous dit Jürgen Habermas, assainissons-le. Ne laissons pas le contrôle de la discussion aux populistes et aux démagogues. Ce qui n’est possible que si les médias prennent leur rôle au sérieux, que les citoyens ne cèdent pas devant leur devoir civique et que les politiciens donnent l’exemple en élevant le débat. C’est un peu comme le défi environnemental: la solution réside dans une prise de conscience générale et des efforts collectifs.

Christian Nadeau
Département de philosophie

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