La légende Legendre

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  • Le 20 août 2019

  • Dominique Nancy
Pierre Legendre, professeur et chercheur au Département de sciences biologiques de l'Université de Montréal.

Pierre Legendre, professeur et chercheur au Département de sciences biologiques de l'Université de Montréal.

En 5 secondes

Pierre Legendre reçoit la médaille Alexander von Humboldt 2019.

«Au cours de mes études universitaires, les biologistes intéressés par l’évolution commençaient tout juste à utiliser des ordinateurs pour classifier les plantes et les animaux à l’aide des méthodes statistiques de groupement et d’ordination. À mes débuts comme chercheur à l’UQAM dans les années 70, les écologistes n’employaient pas encore de programmes informatiques pour tester leurs hypothèses relatives à la dynamique des communautés d'espèces. J’ai commencé à me servir des méthodes des chercheurs en taxonomie numérique, méthodes que j’avais apprises pendant mes études doctorales aux États-Unis, sur des données de communautés d’espèces. À la suite de mes premiers travaux dans ce domaine, j’ai été invité à participer à la première conférence sur l’analyse statistique des données écologiques multidimensionnelles, tenue en France en mai 1975. C'est là qu’est née l’idée d’une nouvelle discipline que j’ai appelée écologie numérique.»

Celui qui s’exprime ainsi, c’est Pierre Legendre, professeur et chercheur au Département de sciences biologiques de l’Université de Montréal depuis 1980. En juillet dernier, à Brême, en Allemagne, il a reçu la médaille Alexander von Humboldt 2019, décernée par l’International Association for Vegetation Science (IAVS), pour ses travaux remarquables en sciences végétales et pour son immense contribution à l’écologie numérique, comme le souligne le communiqué de l’IAVS. Il devient le cinquième lauréat de ce prix international et le premier Canadien à obtenir cet honneur.

Le professeur Legendre est considéré comme le père de l’écologie numérique, un champ de recherche qui associe la statistique avancée et l’informatique à l’écologie de terrain. «Après avoir fait l’inventaire des méthodes statistiques qui me semblaient applicables aux données écologiques, j’ai commencé en 1978 à enseigner l'écologie numérique aux étudiants diplômés de l’UQAM, puis aux étudiants de l’Université de Montréal. C'est à cette époque que mon frère Louis Legendre, professeur à l’Université Laval, et moi avons rédigé la première édition d’un livre intitulé Écologie numérique, paru en 1979 chez l’éditeur scientifique Masson à Paris», raconte M. Legendre.

Depuis, Pierre Legendre a conçu nombre de méthodes quantitatives qui servent à l’analyse des masses de données recueillies par les chercheurs en écologie, ainsi que dans des secteurs connexes comme la génétique et la biogéographie, où les chercheurs ont à traiter de grands ensembles de données. Il a également écrit les manuels (cinq éditions en français et en anglais) synthétisant l’avancement des connaissances de ce domaine au fil des années.

Aujourd’hui, sur son site Internet, une gamme de progiciels et de bibliothèques en langage R, qu’il a lui-même programmés en bonne partie, sont accessibles gratuitement aux chercheurs. «Pourquoi est-ce important pour moi que mes recherches soient en libre accès? Vous savez, dans l’histoire de l’informatique, le courant de fond du logiciel libre a toujours animé bon nombre de développeurs de logiciels. J’ai toujours participé à ce courant.» La mise en ligne du langage statistique R, le 29 février 2000, a comblé ses vœux et, depuis lors, il a travaillé avec ses collègues à traduire en R tous ses anciens programmes Fortran et Pascal. Ces programmes sont maintenant distribués sur le Web plutôt que sur des disquettes expédiées autrefois par la poste.

De l’écologie au whisky

Mais à quoi sert l’écologie numérique concrètement? «Pour répondre à cette question, il faut savoir que, en ce qui concerne les grands enjeux environnementaux, l’écologie a formulé depuis plus d’un demi-siècle plusieurs hypothèses pour expliquer la génération et le maintien de la biodiversité, signale M. Legendre. Les principaux mécanismes évoqués sont le contrôle environnemental et les processus neutres de dynamique des communautés. Il revient à l’écologie de terrain de tester ces hypothèses dans les différents types d’écosystèmes. Sont ainsi recueillies d’abondantes données portant entre autres sur les communautés multiespèces dont on veut protéger ou restaurer la diversité. Le rôle de l’écologie numérique est d’analyser ces grands tableaux de données et de les confronter aux hypothèses de processus écologiques qui produisent et maintiennent la biodiversité. Les résultats de ces confrontations entre théories et données de terrain permettent de faire avancer la théorie écologique, en particulier les éléments sur la préservation de la diversité biologique, et éventuellement d’établir les politiques les plus efficaces pour la gestion des écosystèmes et l’aménagement des réserves naturelles.»

Reconnu pour ses travaux sur les processus qui déterminent la composition des communautés d’organismes vivants, le chercheur a grandement favorisé le développement de l’analyse quantitative des données biologiques, certains progrès décisifs de l’écologie théorique et l’essor phénoménal qu’a connu l’écologie au cours des dernières décennies. Il figure sur toutes les listes des scientifiques en environnement et écologie les plus cités à l’échelle internationale, selon les classements publiés depuis 2001 par l’éditeur Thomson Reuters (maintenant Clarivate Analytics), qui a créé le Web of Science.

Parmi les écologistes, Google Scholar le classe au cinquième rang mondial pour le nombre de citations par ses pairs. En écologie des communautés et en statistique écologique, il est de loin le plus cité dans le monde!

Coauteur avec Daniel Borcard et François Gillet du manuel Numerical ecology with R, paru en 2011 et réédité par Springer en 2018, il n’a pas seulement fait progresser les connaissances dans son domaine d’expertise. Ses publications touchent à une vaste gamme de disciplines allant de la géographie et des sciences de la Terre à la criminologie, l’océanographie et l’anthropologie. «Il a publié des articles majeurs qui ont mené à l’évolution des concepts et proposé de nouveaux angles d’étude», rapporte Thomson Reuters. 

Anecdote amusante: une de ses contributions surprenantes a été un article où avec son coauteur et collègue François-Joseph Lapointe, aussi professeur à l’UdeM, il a utilisé des données de dégustation des whiskys single malt pour illustrer l’application de méthodes statistiques de comparaison des classifications employées par les écologistes et les praticiens de la statistique dans d’autres domaines. La publication est aujourd’hui bien connue dans les milieux de la dégustation.

Une légende vivante et bien active!

Pierre Legendre a reçu plusieurs des plus hautes distinctions canadiennes qui peuvent être accordées à un scientifique. Élu membre de la Société royale du Canada à l’âge de 45 ans, il a notamment été lauréat du prix Michel-Jurdant en sciences de l’environnement de l’Acfas et d’une bourse de recherche Killam du Conseil des arts du Canada, ainsi que du prix Marie-Victorin du gouvernement du Québec et du Prix du président de la Société canadienne d’écologie et d’évolution. En 2015, il s’est vu attribuer le prix Adrien-Pouliot de coopération scientifique avec la France décerné par l’Acfas et a été reconnu comme une légende de la science des pêcheries canadiennes par la section des ressources aquatiques canadiennes de l’American Fisheries Society. En 2016, le professeur a été nommé membre correspondant de l’Academia Mexicana de Ciencias et, en 2019, membre honoraire à vie de la Sociedad Ibérica de Ecología.

À 72 ans, il n’a pas renoncé à la recherche. Depuis le début de l’année, il a écrit une douzaine d’articles scientifiques pour des revues internationales de renom. À cela s’ajoutent des tâches d’enseignement et de nombreuses activités complémentaires à titre de conférencier de marque. Au 62e symposium annuel de l’IAVS à Brême, il a présenté une conférence plénière après avoir reçu la médaille Alexander von Humboldt. Il a aussi discuté longuement avec des doctorants et des chercheurs de différents pays qui ont profité de cette rencontre à Brême pour le consulter. «Pour moi, la médaille Alexander von Humboldt représente un encouragement à poursuivre mes travaux de recherche qui me passionnent. Je considère par ailleurs que, en milieu universitaire, enseignement et recherche sont des activités intimement liées qui se complètent et se stimulent l’une l'autre», affirme M. Legendre. De toute évidence, la retraite ne fait pas partie de ses projets pour cette année.