Quand pandémie rime avec surveillance

De jour en jour, au Québec et ailleurs, on sent l’étau se resserrer: distanciation sociale, quarantaine obligatoire, sorties prohibées, voyages annulés et dans certains pays surveillance accrue des habitants par les forces de l’ordre.

De jour en jour, au Québec et ailleurs, on sent l’étau se resserrer: distanciation sociale, quarantaine obligatoire, sorties prohibées, voyages annulés et dans certains pays surveillance accrue des habitants par les forces de l’ordre.

Crédit : Getty

En 5 secondes

Deux criminologues de l’UdeM discutent des enjeux de la protection de la vie privée à l’ère de la COVID-19.

De jour en jour, au Québec et ailleurs, on sent l’étau se resserrer: distanciation sociale, quarantaine obligatoire, sorties prohibées, voyages annulés et dans certains pays surveillance accrue des habitants par les forces de l’ordre. Les professeurs de criminologie David Décary-Hétu et Benoît Dupont discutent de ce qu’impliquent les mesures de santé publique liées à la pandémie de COVID-19 en matière de vie privée.

Comment la crise de la COVID-19 atteint-elle notre droit à la vie privée?

DDH: La crise ne s'attaque pas pour le moment à la vie privée des gens au Québec et au Canada. Nous avons vu dans d'autres pays les gouvernements utiliser la géolocalisation des téléphones intelligents pour repérer les personnes qui ont été en contact avec des gens malades; ces personnes sont ensuite isolées.

BD: Effectivement, il n’y a pour l’instant pas de signes que la crise a porté atteinte à la vie privée au Canada ‒ ou même aux États-Unis ou en Europe. Au contraire, on a vu des considérations relatives au respect de la vie privée retarder la mise en œuvre de tests de détection du coronavirus.

Avez-vous des exemples?

BD: Dans la région de Seattle, on a interdit à une chercheuse de procéder à des tests de détection chez des patients qu’elle suivait et qui souffraient de grippe, tests qui auraient pu permettre de mesurer la présence réelle du coronavirus au sein de la population. La raison? Ils n’avaient tout simplement pas donné leur consentement pour ce type de test.  

DDH: Par contre, il y a Google qui suit depuis plusieurs années la propagation de la grippe en se basant sur les recherches de ses utilisateurs. Nous pourrions imaginer aisément que le même algorithme pourrait être employé pour désigner les personnes potentiellement infectées par le coronavirus et les isoler.

La géolocalisation aurait donc un rôle à jouer?

BD: Nous ne sommes qu’au début de la crise et l’on voit apparaître des appels à l’utilisation des données de géolocalisation recueillies par les téléphones intelligents pour cibler les foyers de développement de la maladie et établir les schémas de propagation de la COVID-19. La semaine dernière, le gouvernement américain a demandé à Facebook, Amazon, Apple, Google, IBM et d’autres entreprises de se pencher sur la question. Le Royaume-Uni et Israël semblent également privilégier cette approche.

Est-ce risqué?

DDH: Dans tous les cas, les technologies posent des questions relativement à la vie privée, car elles peuvent être utilisées pour inférer des cas d’infection et non les confirmer. Dans un contexte de panique, est-ce que des décisions de quarantaine pourraient être prises sur la base de suspicions plutôt que de faits avérés? Les technologies nous donnent la possibilité de collecter beaucoup d'informations, mais la qualité de ces informations reste à prouver.

BD: Dans l’urgence de sauver des vies, cela peut sembler une mesure acceptable et même impérative, mais les risques sont également significatifs que, une fois la crise passée et la situation revenue à la normale, le recours à une telle surveillance de masse par des États démocratiques s’institutionnalise. 

La surveillance étatique varie de pays en pays. Comment la crise de la COVID-19 a-t-elle accru le phénomène?

BD: Le degré d’intrusion de la surveillance étatique varie beaucoup d’un pays à l’autre, selon son degré de démocratie évidemment, mais aussi selon ses expériences passées quant aux épidémies récentes [syndrome respiratoire aigu sévère, grippe H1N1, syndrome respiratoire du Moyen-Orient]. Parmi les régimes autoritaires, la Chine a déployé tout son arsenal de surveillance ‒ reconnaissance faciale, données de géolocalisation des téléphones intelligents, drones, intelligence artificielle ‒ pour repérer les personnes à risque et les placer en quarantaine obligatoire ou restreindre leurs mouvements.

Hong Kong a fait la même chose, non?

BD: Hong Kong a imposé le port d’un bracelet électronique à chaque voyageur en provenance de la Chine continentale et qui est connecté à son téléphone intelligent. Ce bracelet envoie un signal d’alerte à la police dès que la personne confinée s’éloigne de son lieu de quarantaine ou dès que la connexion avec le téléphone intelligent est rompue. L’objectif est ici de s’assurer que les gens placés en quarantaine ne quittent pas leur domicile.

Les pays démocratiques agissent-ils de façon différente?

BD: Ils ne sont pas en reste! Taiwan croise les données de son système de santé et de son service d’immigration pour désigner de manière automatisée les voyageurs à haut risque d’être infectés. La Corée du Sud, quant à elle, utilise les données des paiements par cartes de crédit et de débit, les données de géolocalisation des téléphones intelligents et les données recueillies par les caméras de vidéosurveillance pour retrouver les personnes ayant été en contact avec des gens infectés ou pour déterminer les possibles sources d’infection des individus déclarés positifs.

Les technologies biométriques vont-elles avoir un rôle plus important à jouer?

DDH: Il y a un grand débat à savoir si nous devrions instaurer la surveillance biométrique dans notre société. Il existe des avantages certains comme l'augmentation du taux de résolution des crimes. Si le gouvernement possède les empreintes digitales et l'ADN de tous ses citoyens, il est beaucoup plus aisé d'identifier les délinquants avec les indices laissés; l'authentification des citoyens pourrait aussi être améliorée pour le vote à distance.

Et dans le milieu de la santé publique?

BD: Il n’y a pas encore à ma connaissance de surveillance biométrique en place. Même en Chine, les applications de surveillance et d’évaluation des risques reposent sur l’autodéclaration des symptômes tels que la fièvre ou la toux par les individus. Il n’y a pas encore de téléphone qui enregistre automatiquement les quintes de toux à l’aide d’un micro ou la température quand on le prend dans la main.

Dans cette situation exceptionnelle, comment pourraient évoluer les libertés et droits individuels?

BD: Nous nous trouvons, avec cette pandémie, devant un dilemme moral complexe où l’accès à très grande échelle à certains renseignements personnels pourrait potentiellement sauver des milliers ou des centaines de milliers de vies si ces données sont mises à profit pour aider à ralentir la propagation du virus et à protéger les groupes de la population les plus vulnérables. Nous ne disposons malheureusement que de données très parcellaires pour juger de l’efficacité de ces technologies, qui requièrent une infrastructure importante pour traiter les données de manière à les rendre utiles pour ceux qui orchestrent la lutte contre la pandémie.

Si nous acceptons collectivement cette option, il semble toutefois impératif d’en encadrer soigneusement le recours afin d’en limiter les dérives potentielles ‒ en menant par exemple des audits quant aux répercussions sur la vie privée des mesures proposées et en mettant en place des mécanismes d’atténuation des conséquences négatives ‒ et d’en restreindre l’utilisation aux cas d’urgence sanitaire absolue tels que celui-ci.

Il y a alors un risque réel qu’on ne revienne jamais à la normale en ce qui concerne nos droits?

BD: L’état d’exception a en effet parfois tendance à se normaliser à notre insu; cela constituerait un autre dommage collatéral de ce virus.

DDH: Nous avons vu, après le 11 septembre 2001, des mesures importantes être adoptées pour lutter contre le terrorisme. Ces mesures votées dans l’urgence sont restées en vigueur pendant de nombreuses années, parfois même de manière cachée. Il aura fallu qu’un Edward Snowden publie des informations sur ces mesures pour que la société se questionne sur leur utilité et leur portée. La transparence des gouvernements sera donc cruciale pour convaincre la population de la nécessité de bonifier les mesures de surveillance.

  • Benoît Dupont

    Crédit : Amélie Philibert
  • David Décary-Hétu

    Crédit : Amélie Philibert