Réchauffer l’opinion publique

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Pourquoi les habitants des régions pétrolières du Canada ou du Midwest qui ont été victimes de catastrophes naturelles sont-ils toujours sceptiques à l’égard des changements climatiques?

Erick Lachapelle

Quand un incendie de forêt fait rage ou qu’une inondation survient, beaucoup les mettent spontanément sur le compte des changements climatiques. Mais beaucoup d’autres s’y refusent, même s’ils sont personnellement touchés par ces désastres. Ce phénomène, une équipe de chercheurs canadiens et américains s’efforce de le comprendre.

Sous la direction d’Erick Lachapelle, chercheur en science politique à l’Université de Montréal, cette équipe de spécialistes de l’Université Yale, de l’Université de Californie à Santa Barbara et de l’Université d’État de l’Utah a mis au point une carte interactive illustrant la répartition de l’opinion des Canadiens et Canadiennes au sujet des changements climatiques.

Cette carte téléchargeable gratuitement a refait surface alors que le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, et ses homologues du monde entier sont réunis à Glasgow, en Écosse, à l’occasion du sommet des Nations unies sur le climat (COP26). Au programme: engagements visant à mettre fin à la déforestation et à supprimer le financement accordé aux projets d’exploitation des combustibles fossiles.

Dans le contexte du sommet et des récents évènements climatiques extrêmes survenus au pays, nous avons discuté avec Erick Lachapelle des travaux de son équipe ainsi que de la mise à jour en cours de la dernière carte, qui date de 2019, avant la pandémie de COVID-19.

Pourquoi les habitants des régions pétrolières du Canada et du Midwest hésitent-ils encore à admettre l’existence des changements climatiques, alors qu’ils ont vécu de terribles catastrophes comme des inondations et des incendies?

Les chercheurs ne commencent qu’à démêler les liens entre les conséquences des changements climatiques constatées de visu et l’opinion en la matière. Les meilleures données dont nous disposons laissent entendre que ces conséquences n’ébranlent que peu et brièvement l’opinion publique. Par exemple, les auteurs d’une étude sur les conditions météorologiques extrêmes et leur incidence sur l’opinion publique ont découvert une corrélation entre l’exposition à des catastrophes naturelles et les préoccupations soulevées par les changements climatiques dans les cas uniquement où ces catastrophes sont passablement récentes. Les phénomènes météorologiques extrêmes qui remontent à plus de trois mois, eux, influencent généralement peu l’opinion publique sur le sujet. Par ailleurs, l’effet des changements climatiques est bien modeste comparativement à celui d’autres facteurs qui infléchissent l’opinion publique, comme les valeurs, les idéologies et les allégeances politiques. Cette opinion peut varier grandement selon que la personne se situe à l’extrémité libérale ou conservatrice du spectre politique.

Le problème n’est donc pas une ignorance ou une omission des faits, mais une opinion fermement ancrée que les faits semblent contrarier?

En réalité, tout indique que les gens interprètent l’expérience qu’ils font des évènements météorologiques extrêmes en fonction de leurs croyances et de leurs valeurs préexistantes. Les personnes qui sont enclines à rejeter l’existence des changements climatiques – parce que cela ne cadre pas avec leurs valeurs, leur identité ou leur idéologie – ont moins tendance à percevoir ou à se rappeler avec précision les conditions extrêmes survenues dans leur région. On observe couramment ce phénomène de «raisonnement motivé» ou, plus exactement, de «biais de confirmation» dans les études sur la formation de l’opinion publique. Tout porte à croire que les gens interprètent les nouvelles informations de manière sélective dans le but de conforter leurs attitudes, croyances et visions du monde. Dans ce contexte, on ne se surprendra pas d’apprendre que, malgré les incendies de forêt qui ont dévasté la région il y a quelques années, la population conservatrice des zones pétrolières canadiennes ne se laisse pas émouvoir par les conditions météorologiques extrêmes. Ce sont ses valeurs qui lui font accueillir avec scepticisme les tentatives visant à attribuer les brasiers aux changements climatiques.

Au fond, quelle est la cause du scepticisme vis-à-vis des changements climatiques chez les gens qui se réclament de valeurs et d’allégeances conservatrices?

La cause première, c’est la menace que font peser les changements climatiques non seulement sur leurs valeurs et leur autonomie, mais aussi sur leurs préférences pour les gouvernements peu interventionnistes. Les changements climatiques impliquent un resserrement des règlementations et une modification des habitudes de vie, des aspects qui ne plaisent pas nécessairement à l’électorat conservateur. Cela procure également à ces groupes une arme politique qu’ils peuvent utiliser pour diaboliser leurs adversaires qui proposent des politiques en vue de changer l’état des choses.

La deuxième cause, c’est la menace que laissent planer les changements climatiques sur leur identité. Qu’il s’agisse des politiciens, des barons de la presse ou des dirigeants des grandes pétrolières, les élites conservatrices ont banalisé les risques soulevés par les changements climatiques. Dans certains pays comme les États-Unis, les changements climatiques se sont greffés à d’autres enjeux tels l’avortement et le contrôle des armes à feu en tant que symboles identitaires de la frange conservatrice. L’appartenance à un groupe peut influencer la façon dont on interprète les nouvelles informations. L’être humain a tendance à adopter le point de vue de ce qu’il perçoit comme étant son «endogroupe» alors qu’il résiste activement aux informations provenant de son «exogroupe», qu’il juge moins fiables. On refuse également de reconsidérer ses opinions à la lumière d’informations factuelles contraires qui viennent de l’exogroupe, une source que l’on considère comme moins solide. Les personnes qui s’identifient aux élites conservatrices sont donc portées à embrasser une opinion semblable vis-à-vis des changements climatiques, à défaut de quoi elles risquent d’être exclues du groupe et de perdre la fierté que leur inspire leur appartenance au groupe.

Selon vous, quelles sont les lacunes actuelles des messages politiques entourant les changements climatiques?

Elles sont nombreuses. La principale est l’absence de messagers. Au Canada, ce sont actuellement les jeunes et les écologistes qui militent en faveur de la lutte contre les changements climatiques. Et leurs propos sont dépeints comme un discours de gauche. Cela ne parle pas à l’ensemble de la population. En raison des facteurs que j’ai évoqués, les messages de l’exogroupe ne seront pas entendus ou, pire, ils risquent de polariser l’opinion publique. Ce qu’il nous faut, ce sont des voix fortes provenant de différents groupes de la société. Si les mères au travail dans les banlieues canadiennes, les agriculteurs et les éleveurs dans les zones rurales ainsi que les politiciens d’allégeance conservatrice en général acceptaient de reconnaître l’urgence climatique et d’en discuter, cela contribuerait énormément à réduire le clivage et l’un des principaux obstacles à l’action climatique.

Le scepticisme est-il dû à l’existence d’un fossé entre les villes et les campagnes?

Ce n’est un secret pour personne que les régions rurales sont plus conservatrices que les régions urbaines. Il manque actuellement de voix fortes dans les milieux ruraux pour sensibiliser leurs habitants. Des gens qui leur ressemblent. Les régions rurales se butent également à des obstacles structurels majeurs qui les empêchent d’adopter les comportements généralement attendus dans le cadre de la lutte contre les changements climatiques. Il est beaucoup plus difficile de troquer la voiture contre les transports en commun en milieu rural. Pas étonnant alors que ces messages ne portent pas. Par contre, à d’autres égards, les régions rurales en font plus pour l’environnement que les régions urbaines. Par exemple, elles sont plus enclines à cultiver leurs propres aliments, à acheter local ou à fabriquer, à raccommoder, à réparer ou à réutiliser des biens au lieu d’en acheter de nouveaux. Dans cette optique, rappeler aux populations rurales qu’elles font déjà attention à l’environnement avant de leur enjoindre d’agir contre les changements climatiques contribuerait grandement à éveiller leurs valeurs écologiques latentes. Ce serait mieux que de les culpabiliser parce qu’elles ne conduisent pas la nouvelle voiture électrique en vogue, ce qui ne ferait que semer encore davantage la division. 

Les récentes élections fédérales ont-elles révélé des pistes en vue d’un consensus sur les changements climatiques?

Oui. Erin O’Toole [le chef du Parti conservateur] a compris le message. Il ne peut pas gagner avec un programme dit «antienvironnement». Il est allé à l’encontre de certains membres de la base du Parti et a fait passer le message que les changements climatiques sont réels et attribuables à l’activité humaine. Il a jeté l’éponge en ce qui concerne la taxe carbone et présenté plutôt un programme visant à établir un prix sur le carbone. La première chose dont nous avons besoin pour arriver à un consensus sur les changements climatiques, ce sont des voix conservatrices qui reconnaissent et qui affrontent la plus grande menace de tous les temps pour l’être humain et les autres espèces vivantes sur la planète. C’est ce qui s’est passé au Québec et dans une moindre mesure dans des pays comme la Grande-Bretagne. Il existe un consensus au sein des partis quant à la réalité des changements climatiques et à l’urgence d’agir.

Mais il y a encore beaucoup de politiciens conservateurs à des postes de pouvoir au pays ou dans les provinces qui ne tiennent pas le même discours que M. O’Toole. Cela ne mène à rien d’imiter les États-Unis ou encore l’ancien politicien conservateur Maxime Bernier et d’autres et de faire des changements climatiques une pomme de discorde dans certaines provinces comme l’Ontario, la Saskatchewan et l’Alberta. Les conservateurs favorables à l'action climatique doivent obtenir une visibilité accrue afin de réduire la polarisation autour de l'action climatique et parvenir à un consensus sur l'action climatique au Canada.