Changer l’eau (usée) en biocarburant: la découverte d’Ahmed Jerbi

Ahmed Jerbi a fertilisé avec des eaux usées une plantation de saules située à Saint-Roch-de-l’Achigan, dans la région de la Lanaudière.

Ahmed Jerbi a fertilisé avec des eaux usées une plantation de saules située à Saint-Roch-de-l’Achigan, dans la région de la Lanaudière.

Crédit : Ahmed Jerbi

En 5 secondes

Une expérience menée par le doctorant en biologie lui a permis de voir la possibilité de transformer les eaux usées dans une plantation de saules qui a servi de filtre végétal.

Au Québec, on produit annuellement plus de deux trillions de litres d’eaux usées, soit l’équivalent de 800 000 piscines olympiques! Or, environ la moitié de ces eaux impures sont déversées dans les cours d’eau naturels avec seulement un traitement primaire, et environ 3% sans aucun traitement.

Riches en nutriments – surtout en azote et en phosphore – ces eaux favorisent la prolifération d’algues et de bactéries qui menacent non seulement l’environnement, mais aussi la santé humaine, notamment en ce qui a trait au risque d’infection par le choléra et la typhoïde.

Selon le doctorant Ahmed Jerbi, de l’Institut de recherche en biologie végétale affilié à l’Université de Montréal, il existe une solution de rechange écologique à cette problématique: l’épandage des eaux usées partiellement ou non traitées sur des plantations végétales, dont les cultures de saules.

Les saules, grands capteurs d’azote et de phosphore

Prises de mesures de la photosynthèse des saules, selon le type de fertigation expérimenté.

Crédit : Ahmed Jerbi

Les saules sont cultivés surtout pour la biomasse qu’ils produisent et qui peut être commercialisée sous différentes formes: copeaux isolants, amendements organiques, combustible pour le chauffage, tiges pour la fabrication de clôtures végétales, etc.

«Pour s’assurer de bonnes récoltes, les producteurs de saules doivent constamment pourvoir les cultures de grandes quantités d’eau et de nutriments, dont l’azote et le phosphore, indique Ahmed Jerbi. Ainsi, plutôt que d’irriguer ces plantations avec de l’eau potable et de les fertiliser avec des engrais chimiques qui coûtent cher et dont la production contribue aux gaz à effet de serre, on pourrait tout simplement les fertiguer – c’est-à-dire les irriguer et les fertiliser à la fois avec des eaux usées qui sont une grande source de nutriments.»

En fait, le système racinaire des saules leur permet d’exploiter de grandes surfaces du sol et d’emmagasiner de grandes quantités de nutriments. Cette caractéristique est d’autant plus mise à profit dans le contexte de la fertigation où les grandes quantités d’azote et de phosphore que renferment les eaux usées sont introduites dans le sol.

De plus, les saules sont faciles à cultiver par simple bouturage et ont un potentiel de croissance très rapide, leurs tiges pouvant atteindre trois mètres de hauteur dès leur première saison.

Quatre types de tests

Amorcé en 2016 sous la direction des professeurs Frédéric Pitre et Michel Labrecque du Département de sciences biologiques de l’UdeM, le projet de doctorat d’Ahmed Jerbi avait pour principal objectif d’étudier l’effet de la fertigation par les eaux usées sur la physiologie, la morphologie et la composition chimique des saules.

Le doctorant a ainsi procédé à son expérimentation sur une plantation de saules (plus précisément le cultivar miyabeana SX67) située à Saint-Roch-de-l’Achigan, dans la région de la Lanaudière.

Sur une surface de 1 200 m2, il a expérimenté quatre types de traitement, soit des plantes fertiguées par une première dose d’eaux usées, des plantes fertiguées avec une dose d’eaux usées 50% plus grande, des plantes irriguées avec de l’eau potable, et enfin, des plantes servant de témoin et qui n’ont rien reçu d’autre que l’eau de pluie tout comme le reste de la plantation.

D’importants changements physiologiques et morphologiques

Ahmed Jerbi effectuant des analyses en laboratoire.

Crédit : Ahmed Jerbi

Dans un premier temps, Ahmed Jerbi a vérifié l’innocuité pour la santé humaine et l’environnement de la fertigation des saules par des eaux usées.

«Nos résultats, publiés en 2020 dans le journal Science of the Total Environment, ont démontré que la fertigation avec une dose aussi grande que 30 millions de litres d’eaux usées à l’hectare avec traitement primaire – donc très riche –, n’a pas engendré un lessivage de l’azote dans les eaux souterraines au-delà de la limite prescrite par la réglementation provinciale, soit de 10 mg/L», précise-t-il.

Par ailleurs, M. Jerbi a observé que la fertigation entraîne des modifications importantes aux propriétés physiologiques et morphologiques des saules.

D’une part, il a constaté des augmentations atteignant 142% de la surface des feuilles et de 15% de la taille des stomates – les petits orifices en bas des feuilles qui leur permettent d’échanger des gaz avec l’atmosphère – chez les saules fertigués, comparativement aux autres.

«Ce résultat étonnant témoigne du potentiel d’adaptation morphologique des saules à leur environnement, se réjouit le doctorant. En effet, des stomates plus grands et des feuilles plus larges permettent à ces plantes d’atteindre de plus hauts taux de transpiration et d’absorber ainsi jusqu’à 69% de plus de CO2 atmosphériques! À l’échelle de notre champ d’expérimentation, cette augmentation du CO2 assimilé s’est traduite par une amélioration de la croissance des plantes grâce à laquelle la quantité de la biomasse récoltée a été jusqu’à 207% plus élevée pour les plants ayant reçu la plus grande dose d’eaux usées, comparativement aux plantes irriguées par l’eau potable et à celles qui n’avaient pas été irriguées».

D’autre part, les analyses chimiques du bois des saules récoltés à la fin de la saison de croissance indiquent que le taux de glucose du bois des plantes fertiguées était de 16% plus élevé que celui des plantes témoins. Ces résultats ont été publiés en mars 2023 dans le journal Frontiers in Plant Science.

«Ce constat concorde avec les résultats des analyses microscopiques qui avaient montré une altération cellulaire avec la formation d’une couche supplémentaire riche en glucose sur la face interne de la membrane des cellules du bois», explique Ahmed Jerbi.

Un avantage environnemental et des débouchés potentiels

Les résultats des travaux d’Ahmed Jerbi pourraient, selon lui, constituer l’assise «pour optimiser efficacement la phytotechnologie que représente la filtration des eaux usées par des cultures de saules».

En effet, dans le contexte climatique actuel qui impose une réduction importante des émissions de gaz à effet de serre et la transition vers l’utilisation de plus d’énergies renouvelables, le chercheur estime que la fertigation par des eaux usées constitue une avenue pour augmenter l’assimilation du CO2 par les plantes, tout en produisant une matière première renouvelable, rentable et dont la composition est chimiquement plus intéressante, notamment pour le marché des biocarburants.

«Il existe un marché important pour le bioéthanol – un biocarburant produit par fermentation des sucres extraits de la matière végétale par divers processus chimiques et physiques. L’utilisation d’un bois contenant une plus grande proportion de glucose, tel que celui des saules fertigués, permettrait de produire plus d’éthanol par unité de masse. Cela améliorerait d’autant le rendement énergétique du processus, qui deviendrait donc économiquement plus avantageux pour la production industrielle», conclut Ahmed Jerbi.

  • Les saules fertigués avec les deux différentes doses d'eaux usées présentent des feuilles 142% plus grandes que celles non traitées. La taille des stomates a quant à elle augmenté de 15%.

    Crédit : Ahmed Jarbi

À propos de cette étude

L'étude "Irrigation with primary wastewater alters wood anatomy and composition in willow Salix miyabeana SX67" écrit par Michel Labreque et ses collègues a été publiée le 2 mars 2023 dans Frontiers in Plant Science.