Quand des détenues chantaient dans les prisons nazies

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Marie-Hélène Benoit-Otis et son équipe préparent une exposition virtuelle sur les chansons de résistance en prison durant le IIIe Reich.

Yvonne Oddon

Yvonne Oddon

Bibliothécaire engagée, Yvonne Oddon est venue en aide aux prisonniers de guerre et a favorisé des évasions depuis le Musée de l’homme à Paris durant la Deuxième Guerre mondiale. Ses activités dans la Résistance ayant été mises au jour, elle est internée dans différentes prisons françaises, puis déportée vers les camps de Ravensbrück et Mauthausen. Dès sa libération en juin 1945, elle commence à documenter ce qu’elle a vécu et à raconter son expérience. Elle a également noté différentes chansons inventées dans les prisons. Elle en a fait un recueil qu’elle n’avait pas l'intention de diffuser hors du cercle des anciennes prisonnières, pensant qu’il n’intéresserait personne d’autre. 

Mais ce recueil permet non seulement de documenter ce qui se passait dans les prisons, mais aussi de découvrir l’extraordinaire force de caractère d’Yvonne Oddon et de ses codétenues, pour qui inventer des chansons sur des airs connus était une façon de résister à l’oppression. C’est ce qu’étudie Marie-Hélène Benoit-Otis, professeure à la Faculté de musique de l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en musique et politique, qui travaille avec son équipe à monter une exposition virtuelle sur ce sujet. Équipe qu’elle codirige avec sa collègue Cécile Quesney (Université de Lorraine) et qui réunit Catherine Harrison-Boisvert, chanteuse et étudiante de doctorat en musicologie, ainsi que Jean-Frédéric Hénault-Rondeau, étudiant au baccalauréat en musicologie qui a obtenu une bourse d’initiation à la recherche de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique pour travailler sur ce projet, sous la supervision de la chercheuse postdoctorale Ariane Santerre, qui coordonne la préparation de l’exposition virtuelle.  

Aujourd’hui conservé à la bibliothèque La contemporaine à Nanterre, le recueil se compose des textes de 19 chansons que des détenues entonnaient en prison. Cet été, l’équipe a rassemblé l’ensemble des éléments qui permettent de comprendre et d’étudier ces chansons: tapuscrits du texte des chansons telles qu’on les chantait en prison, mélodies originales sur lesquelles ces chansons sont basées, textes originaux de ces mélodies, documents complémentaires (extraits de films d’époque, partitions, etc.), transcriptions comparées des textes originaux et des nouveaux textes qui permettent de documenter ce qui se déroulait en prison. 

Reconstituer vocalement ces chansons oubliées

Le tapuscrit d’Yvonne Oddon ne comporte aucune partition, seulement du texte avec des références de mélodies. La plupart ont été assez simples à retrouver: des airs de chansons traditionnelles comme Le bon roi Dagobert ou C’est la mère Michel qui a perdu son chat, des airs de chansons populaires telles que Le temps des cerises, La complainte des quatre z’étudiants ou encore des airs de chansons grivoises comme Le joueur de luth ou Les moines de Saint-Bernardin. 

Accompagnée de la pianiste Monica Han, Catherine Harrison-Boisvert a travaillé à partir des chansons originales et les a adaptées aux textes que chantaient les détenues.  

«Ce qui est impressionnant avec les chansons des prisonnières, c'est que la prosodie est extrêmement proche des mélodies originales. C'est très rare qu'il faille adapter la mélodie pour la faire correspondre au nouveau texte. Ça marche si bien que par moments j'ai soupçonné Yvonne Oddon d'avoir modifié les chansons après coup. Sachant que pour la plupart, ce sont des chansons qu'elle a notées à son retour des camps, ce n’est pas impossible qu’elle les ait un petit peu arrangées pour que ça fonctionne mieux», explique Marie-Hélène Benoit-Otis. 

Résister en chantant

En chantant, les prisonnières poursuivent d’une certaine manière leurs efforts de résistance. Par exemple, la chanson Joyeux transport, écrite «au début de 1942» sur le chant scout Les deux compagnons, raconte l’histoire de détenues «victimes de l’infâme Gestapo / Pour la gloire légitime / de venger notre drapeau» et qui sont unies par «un même amour de la France» et un «esprit de Résistance» qui «ne sera jamais dompté». 

D’autres chansons révèlent la solidarité qui existait entre les prisonnières. Séparées en cellule, elles pouvaient se prévenir que des gardiens arrivaient en chantant «Vingt-deux, quand tu pues des pieds», le nombre vingt-deux désignant les gardiens. 

D’autres chansons, très subversives, font clairement état de l’opposition des détenues au régime nazi. «Nous attendons […] qu’on te fasse ton affaire / yop la boum / Hitler», chantent ainsi les prisonnières sur l’air de Prosper (yop la boum).  

Quand l’humour permet de prendre du recul

Les chansons permettent de mettre à distance la réalité de la prison. On ne s’attendrait pas à ce que ces chansons écrites en condition d’internement soient drôles et pourtant plusieurs le sont. «Ainsi, les prisonnières détournent la chanson de Maurice Chevalier Prosper (yop la boum), qui devient Hitler (yop la boum). La chanson originale parle d'un proxénète et décrit ses activités sur un ton complaisant, ce qui n’est pas vraiment drôle. Par contre, la version détournée se moque de façon très décapante d’Hitler en disant qu'il va perdre la guerre», dit Marie-Hélène Benoit-Otis. 

«D’autres chansons grivoises, plutôt phallocrates, sont transformées par les prisonnières pour en faire une version qui leur redonne le pouvoir et qui s’amuse de leur situation. C'est une marque de courage absolument incroyable», ajoute-t-elle. 

D’autres encore ont un humour très sombre, comme La fouine, qui fait le portrait d’une surveillante qui «guettait au trou de la porte les prisonnières qui ne travaillaient pas pour le Grand Reich et qui s’appropriait les “cho-choses” confectionnées au prix de tant de difficultés», comme l’écrit Yvonne Oddon dans son recueil. 

En attendant la mise en ligne de l’exposition virtuelle, certaines de ces chansons peuvent être écoutées ici: musiqueetpolitique.oicrm.org/documents-audiovisuels/ou là : https://podcast.ausha.co/sonorites/chansons-de-resistantes-dans-les-prisons-nazies.

  • Extrait du tapuscrit comprenant les chansons recueillies par Yvonne Oddon.

    Extrait du tapuscrit comprenant les chansons recueillies par Yvonne Oddon.

    Crédit : Archives de l’Association des déportées et internées de la Résistance (ADIR), bibliothèque La Contemporaine, Nanterre.
  • Partition de la Complainte des quatre étudiants

    Partition de «La complainte des quatre z'étudiants»