L’impérialisme, un système ancien toujours bien présent

Samir Saul, professeur au Département d’histoire de l’Université de Montréal

Samir Saul, professeur au Département d’histoire de l’Université de Montréal

Crédit : Amélie Philibert | Université de Montréal

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Dans un essai qui vient de paraître, le professeur Samir Saul relate l’histoire de l’impérialisme et en révèle le fil conducteur, toutes époques confondues.

L’impérialisme est un phénomène qui taraude Samir Saul depuis fort longtemps… Pour cet historien des relations internationales, l’impérialisme ne s’est pas révélé au monde à un moment précis de l’histoire de l’humanité: il constitue une forme d’accaparement qui remonte au crépuscule de l’État, devient de plus en plus sophistiquée et se perpétue aujourd’hui.

Dans un essai qu’il vient de publier sous le titre L’impérialisme, passé et présent1, Samir Saul fait ainsi la lumière sur le caractère évolutif et permanent de l’impérialisme à travers les âges, depuis les pratiques ancestrales et primaires jusqu’à nos jours où, à travers le capitalisme, il emprunte un visage moins visible.

Le professeur du Département d’histoire de l’Université de Montréal résume ici l’essentiel de son essai.

D’où est née l’idée d’écrire ce livre et que souhaitiez-vous réaliser?

Mes travaux tournent autour de l’impérialisme depuis mes études doctorales. L’impérialisme était alors un sujet fréquemment abordé dans différentes disciplines, sur diverses tribunes et dans les conversations. Mais, à partir des années 1980, il est disparu du paysage, ce qui est regrettable, puisqu’il s’agit d’un concept très utile pour comprendre notre monde, l’histoire, le phénomène d’exploitation…

Depuis ce temps, je souhaitais trouver le moment pour réunir mes idées à ce propos et, après avoir tourné le sujet à maintes reprises dans ma tête et de tous les côtés, j’ai fait le saut!

L’impérialisme est un caméléon. Les interprétations sont multiples, mais aucune ne répond à un besoin général et valable pour toutes les époques. Pour parvenir à en saisir le fil conducteur, je me suis ancré dans l’histoire, ce qui m’a permis d’éviter le piège des théories qui tournent sur elles-mêmes.

En remontant loin dans le temps, j’ai observé que l’impérialisme se perpétue et se raffine tout en conservant un caractère constant: c’est un système de transferts internationaux de richesses par des voies extraéconomiques, c’est-à-dire essentiellement par la force. La dimension économique est fondamentale dans l’impérialisme: un État fait usage de la force militaire, du chantage, des pressions juridiques ou médiatiques pour ponctionner d’autres États et obtenir des richesses qu’il ne pourrait acquérir autrement. Toutes les situations impérialistes comportent un rapport de domination ou des relations contraintes qui permettent au plus fort de s’approprier des richesses extorquées au plus faible.

Et ce processus n’est pas circonscrit à une période: il se rencontre à toutes les époques et encore de nos jours.

Sous quelles formes l’impérialisme se manifeste-t-il à travers l’histoire?

Historiquement, l’impérialisme se révèle sans complexe au cours de l’Antiquité et de l’ère prémoderne par des méthodes primitives, telles que le pillage, la rapine, la spoliation et l’extorsion, qui faisaient partie des rapports entre les collectivités humaines.

Puis, on est passé à l’institutionnalisation des transferts, par exemple le mercantilisme, un système non voilé visant à enrichir l’État qui pratique cette forme d’impérialisme aux dépens des peuples colonisés. Il a été pratiqué par les États européens du 16e au 18e siècle et il a évolué au 19e siècle vers le libre-échange, basé sur la primauté navale et industrielle de la Grande-Bretagne. Celle-ci force les pays à traiter avec elle sous les couleurs attrayantes que sont la liberté des échanges et les avantages comparatifs – des concepts pour justifier la ponction économique qu’elle opère.

À la fin du 19e siècle, on bascule vers un néomercantilisme où chaque grande puissance se dote d’un empire et essaie d’étendre sa sphère au détriment des autres. Cela mène aux deux grandes guerres du 20e siècle. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les impérialismes rivaux sont presque tous écartés pour faire place à un impérialisme à vocation mondiale: celui des États-Unis. Dans cet impérialisme se voulant planétaire, l’indépendance des autres pays tient plus aux apparences qu’aux réalités.

À partir de 1945, c’est surtout l’URSS qui a fait obstacle au dessein américain, mais lorsqu’elle a été démantelée, en 1990, ç’a été une occasion nouvelle pour les États-Unis de récidiver, cette fois avec la mondialisation néolibérale. Et on en est là aujourd’hui, avec cette tentative d’hégémonie à l’échelle mondiale et de nouveaux obstacles: plusieurs pays n’acceptent pas le statut subalterne que la mondialisation dirigée par les États-Unis leur réserve. Depuis les années 2000, la Chine et la Russie contestent ce système, tandis que les États-Unis tiennent à le maintenir. C’est la source du conflit entre les États-Unis et ces deux puissances. Il se manifeste militairement en ce moment par Ukraine interposée, bientôt peut-être par Taiwan interposée.

Le capitalisme tire-t-il à sa fin et de quoi aura l’air le prochain empire?

Le capitalisme a été déclaré mort à maintes reprises, mais il renaît de ses cendres régulièrement et il se réinvente à coups de crises, de guerres et de réformes. Entre autres, la théorie keynésienne a prolongé sa vie et produit les trente glorieuses, de 1945 à 1975, grâce aux politiques publiques interventionnistes. En fait, le capitalisme peut être réaménagé sans cesse. Reste à savoir si les sociétés acceptent de subir les coûts de ses cures périodiques.

Et surtout la solution au capitalisme reste à élaborer. On a cru l’avoir avec le socialisme qui, dans une tentative héroïque de mettre sur pied un contre-système, a connu des défaillances et commis des erreurs qui ont conduit à sa chute. Le temps dira s’il se relèvera. Historiquement, un système disparaît lorsqu’un autre existe pour le remplacer. Ce qui n’est pas le cas en ce moment.

Qu’en est-il du pouvoir du peuple face à l’impérialisme dont vous parlez aussi?

En principe et dans les faits, le peuple s’oppose à l’impérialisme. Mais pour avoir de l’influence, il faut qu’il soit organisé. Or, le monde ouvrier est affaibli depuis le recul de la gauche et du syndicalisme au cours des dernières décennies. Il y a 40 ou 50 ans, le peuple comptait davantage tandis qu’aujourd’hui il est soumis à un conditionnement intense qui le paralyse. La gauche «de gouvernement» est devenue aussi guerrière que la droite, parfois plus lorsqu’elle se croit investie d’une mission morale. Il y a donc une neutralisation des milieux qui peuvent contester l’impérialisme. Les forces impérialistes en profitent pour se faire passer pour progressistes en instrumentalisant à des fins expansionnistes des concepts respectables comme la démocratie, les droits de la personne, la liberté, etc., qui sont antithétiques à l’impérialisme! Pure démagogie. Ainsi camouflées, les interventions étrangères, les guerres et les opérations de déstabilisation se font contre les pays récalcitrants ou insuffisamment dociles.

C’est maintenant dans les pays du Sud que s’opère l’industrialisation: 80 % de la production mondiale des biens s’effectue dans le Sud. Si la classe ouvrière du Sud réussit à s’organiser comme l’a fait sa devancière du Nord, elle pourrait un jour agir dans un sens anti-impérialiste. Mais pour ce faire, cette main-d’œuvre doit d’abord devenir consciente de ce qu’elle est et prendre la mesure de sa force.

Nous sommes dans une phase historique de transition, alors que le Sud se dresse comme le continuateur du Nord tout en prenant sa relève. L’industrialisation de l’Europe, des États-Unis et du Japon a donné naissance à une importante classe ouvrière qui s’est organisée syndicalement et politiquement. On peut concevoir qu’un processus similaire, économique, syndical et politique, puisse s’enclencher au Sud.

En somme, j’ai écrit ce livre pour montrer de quoi est faite la domination impérialiste, celle qui s’affiche et celle qui se dissimule. J’espère contribuer à contrecarrer le brouillage et la perte de repères qui résultent du pilonnage idéologique. Le changement découle du savoir et l’universitaire est aussi un citoyen.


1. Samir Saul, L’impérialisme, passé et présent: un essai, collection 5 Points, Paris, Les Indes savantes, 2023, 288 pages.

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