L’universalité de la santé

Evelyne de Leeuw

Evelyne de Leeuw

Crédit : Amélie Philibert, Université de Montréal

En 5 secondes

Titulaire d’une chaire d’excellence en recherche du Canada dans le domaine Une seule santé urbaine, la nouvelle professeure en santé publique Evelyne de Leeuw revient sur sa longue carrière.

Quand elle était jeune, Evelyne de Leeuw, qui a grandi aux Pays-Bas, voulait devenir médecin. Elle avait un intérêt bien personnel pour la discipline. En effet, de 6 à 16 ans, elle a souffert d’une inflammation chronique du gros intestin, trouble qui affecte rarement les enfants, et elle prenait quotidiennement des gouttes de laudanum pour soulager la douleur.

Aujourd’hui, à l’aube d’entreprendre un projet d’une valeur de quatre millions de dollars sur huit ans à titre de titulaire d’une chaire d’excellence en recherche du Canada à l’Université de Montréal, la professeure âgée de 63 ans se souvient comment elle a choisi de faire carrière en santé publique et non en médecine.

À écouter cette universitaire grégaire, attachante et allant droit au but, on ne se douterait pas que, dans sa jeunesse, elle n’était pas vraiment sociable.

«Lorsque j’avais 17 ans, j’ai participé à une journée portes ouvertes dans une école de médecine et, tout d’un coup, je me suis rendu compte que je n’étais pas du genre empathique. Ce n’était pas tant la vue du sang qui me dérangeait. J’ai compris tout simplement que je n’avais ni la patience, ni la compassion, ni l’amour de mon prochain qui s’avèrent nécessaires pour être un bon médecin», souligne-t-elle.

Après un bref détour par l’architecture paysagère à l’université agricole néerlandaise de Wageningen, l’adolescente a passé un test d’aptitude professionnelle, découvert qu’elle avait un quotient intellectuel élevé et appris l’existence d’un champ d’études qui venait à peine d’être créé au sein d’une nouvelle université à Maastricht.

Un déclic se produit

Il s’agissait des sciences de la santé sociale, qui ont provoqué un déclic chez Evelyne de Leeuw: c’était là un champ plus vaste que celui de la médecine auquel elle avait pensé et qui se fondait sur le nouveau concept d’apprentissage par résolution de problèmes, où les étudiants n’avaient pas à apprendre par mémorisation.

«Je me suis dit “Voilà qui est absolument formidable”. Pourquoi? Parce que la santé est universelle, du planétaire au microscopique. Et cela m’intéressait d’autant plus que je pouvais travailler dans ce nouveau domaine, dans ce nouveau cadre d’apprentissage, et me l’approprier en quelque sorte», se rappelle-t-elle.

Evelyne de Leeuw a fait sa maîtrise et son doctorat à l’Université de Maastricht et obtenu une deuxième maîtrise à l’Université de Californie à Berkeley. Au cours de sa carrière qui s’étend sur près de 40 ans, elle a présidé une fondation en matière de politique de la santé au Danemark, est intervenue à titre de conseillère auprès de l’Organisation mondiale de la santé, a écrit plusieurs articles de revues et livres scientifiques ou en a dirigé la publication, fondé une société-conseil, conseillé des gouvernements et des écoles de santé publique en Estonie, au Salvador, en Finlande et au Kazakhstan, en plus d’enseigner dans trois universités australiennes et, plus récemment, à l’Université de Nouvelle-Galles du Sud.

En dépit d’un emploi du temps pour le moins chargé, elle a publié une biographie fictive et exaltante de Rikste van Witzenburg-Meijer, qu’elle décrit comme suit: «Ma grand-tante, le mouton noir, l’aventurière, l’icône de la mode, la fêtarde, la chauffeuse de camion, celle qui est intervenue à titre de pompière durant le blitz de Londres, qui faisait partie de l’équipage d’un Catalina qui s’est écrasé, qui a été passagère à bord du SS Rimutaka, au cœur du convoi le plus lourdement armé et le plus long de la Seconde Guerre mondiale.»

En 2013, tandis qu’elle était en congé sabbatique à Montréal, elle a codirigé la publication de l’ouvrage Health Promotion and the Policy Process avec Carole Clavier, professeure adjointe de science politique à l’Université du Québec à Montréal. En 2017, elle a enchaîné avec ce qu’elle considère comme son œuvre maîtresse: Healthy Cities: The Theory, Policy, and Practice of Value-Based Urban Planning, un ouvrage de 515 pages codirigé avec son collègue de l’Université de Genève Jean Simos.

Familière de Montréal

Au fil des ans, Evelyne de Leeuw a appris à connaître Montréal, puisqu’elle a fréquemment été conférencière invitée à l’Université de Montréal. Faisant désormais partie du corps professoral de l’École de santé publique de l’UdeM (ESPUM), elle poursuivra son association avec l’Université de manière plus officielle à la faveur de ce qu’elle qualifie elle-même de «poste très avantageusement financé et plutôt prestigieux», en réalisant des travaux de recherche et en faisant la promotion de la santé «de chacun et de toute chose» dans les villes.

«Pourquoi aller s’installer à l’autre bout du monde pour ce faire? Il faut savoir qu’en Australie, même si ce pays projette l’image d’un endroit décontracté où il fait bon vivre, d’un véritable paradis pour les surfeurs, les structures hiérarchiques sont très lourdes, la bureaucratie universitaire est absolument terrifiante. Lorsque je me suis adressée à mes supérieurs de la faculté de médecine de l’Université de Nouvelle-Galles du Sud pour leur soumettre l’idée d’élaborer un programme Une seule santé urbaine, ils ont catégoriquement refusé ma proposition, raconte-t-elle. Ils ont estimé que cette idée relevait de l’“ésotérisme anodin” et il n’était même pas question qu’ils étudient quelque proposition que ce soit que je pourrais leur soumettre dans ce domaine.»

Faisant preuve d’un courage qui la caractérise si bien, Evelyne de Leeuw a réagi en faisant imprimer des teeshirts portant l’inscription «Ésotérisme anodin», les a distribués à ses collègues et s’est mise à la recherche d’un autre endroit où elle pourrait s’installer. Quittant de façon temporaire la femme qu’elle a épousée après 18 années de fréquentations, l’ergothérapeute Lynne Adamson de l’Université Deakin, qui ne supporte pas les hivers canadiens, et leur golden retriever Tekahionwake (qui signifie en mohawk «double vie»), elle a décidé d’emménager à Montréal.

Comme elle l’explique dans son dossier, la chaire d’excellence en recherche du Canada «permettra à l’UdeM et à ses partenaires internationaux de s’intéresser à de nouvelles perspectives et d’abolir certaines barrières aux confins des interactions sanitaires entre la nature, les animaux, les humains et les villes, du milieu le plus local au cadre le plus global». En d’autres termes, en s’efforçant de définir son créneau, Evelyne de Leeuw adapte l’approche Une seule santé – qui s’applique généralement aux animaux en sciences vétérinaires – aux humains habitant les villes.

Trouver le liant

«En apparence, les concepts Une seule santé et Une seule santé urbaine n’ont pas grand-chose en commun, reconnaît volontiers Evelyne de Leeuw. Il importe de trouver l’élément commun, le liant qui permet de les réunir et, en vérité, il s’agira de la gouvernance: en termes simples, comment faisons-nous les choses ici? Quelles sont les règles, explicites ou implicites? Qui doit intervenir pour élaborer ces règles ou suspendre leur application? Ces éléments s’étendent des considérations les plus élevées qui tiennent au droit de la personne et à la stabilité planétaire aux éléments les plus élémentaires de la gouvernance opérationnelle. Nous devons réfléchir aux règles qui déterminent les gestes que nous posons.»

Inspirée par des mentors comme Ilona Kickbusch, Trevor Hancock et feu Leonard Duhl, Evelyne de Leeuw souhaite répondre à certaines questions urgentes.

À titre d’exemple, comment les villes peuvent-elles être mieux préparées pour affronter des pandémies comme celle de la COVID‑19? Comment peuvent-elles être conçues de manière à limiter la transmission de virus? Comment est-il possible d’améliorer la qualité de l’air? Comment, encore une fois, en intervenant sur le plan de la conception et de la planification, est-il possible de tuer dans l’œuf les épidémies locales mettant en cause des animaux et des humains et faire en sorte qu’elles ne se propagent pas, comme ce fut le cas de la COVID‑19, qui de Wuhan, en Chine, a atteint le reste du monde?

Dans un autre ordre d’idée, aménagera-t-on des établissements de santé non seulement neutres en carbone, mais en mesure d’absorber plus de carbone qu’ils n’en produisent? Ou, encore une fois, qu’en est-il de la notion d’aéroports sains? S’agit-il là d’un oxymore ou est-il possible de rendre le secteur de l’aviation respectueux de l’environnement en envisageant peut-être un jour la venue d’avions électriques? (Comme le souligne Evelyne de Leeuw, «voilà qui constitue une question plutôt pertinente pour Montréal, qui abrite le siège de l’Organisation de l’aviation civile internationale, fait relativement méconnu».) Et qu’en est-il du concept de villes adaptées à la démence? Les urbanistes pourraient-ils concevoir des villes où les personnes souffrant de déficience cognitive pourraient ne pas se perdre et parviendraient à rentrer chez elles?

«Si ces questions sont inédites, elles ne sont pas nouvelles et ne vont pas rebuter à cause de leur caractère “ésotérique”, souligne Evelyne de Leeuw. Elles ne trouveront pas non plus de réponse du simple fait que j’ai pu créer un institut sur le thème “Une seule santé urbaine”, car ce n’est pas mon ambition. Il sera beaucoup plus important d’intégrer les idées qui verront le jour à l’ESPUM comme dans les facultés de médecine, de médecine vétérinaire, de l’aménagement et de droit, surtout par l’écoute et en mobilisant les nombreuses personnes que je connais ici.»

Valeur ajoutée

Comment s’y prendra-t-elle pour parvenir à convaincre des professeures et professeurs déjà occupés de s’intéresser à son initiative? «J’y parviendrai parce que j’ajoute de la valeur à ce qu’ils font», répond Evelyne de Leeuw. Ainsi, par ses travaux, elle contribue à la mise en place d’un thème structurant sur la santé urbaine, les communautés et les territoires au Centre de recherche en santé publique, où sa CERC est intégrée.

«Je connais à l’UdeM des professeurs, comme Yan Kestens, qui s’intéressent à la santé urbaine par le biais de la modélisation et cela coïncide avec ce que je fais. Je ne suis pas en concurrence avec eux. Je crée avec mes collaborateurs une nouvelle synergie alors que nous poursuivons des objectifs indéfinis – voilà qui est tout à fait fascinant. Je suis également sur la même longueur d’onde que Katherine Frohlich: nous réfléchissons aux jeux et aux rues et à la manière dont elles devraient constituer des lieux sûrs pour les enfants. Nous formons déjà une communauté», mentionne-t-elle.

Depuis la pandémie, le défi est encore plus grand, ajoute-t-elle: «Nous devons restaurer le blason de la santé publique dans la société. En effet, la pandémie de COVID‑19 a eu des répercussions sur l’image de la santé publique. Tout le monde pense désormais pouvoir intervenir à titre d’épidémiologiste patenté. Chacun est en mesure d’interpréter les données… Ces personnes se disent souvent: “Tous ces experts ne sont pas véritablement des experts et leurs faits scientifiques ne sont en quelque sorte que des opinions.” Nous devons intervenir à cet égard. À titre de politologue, je constate que d’énormes pans de la population ne croient pas en ce que nous faisons et ne sont pas d’avis que cela représente un investissement judicieux.»

Initiatives queers dans quatre pays

Il y a une dernière chose dont Evelyne de Leeuw aimerait faire la promotion et, comme dans le cas de son rêve initial de devenir médecin, cette initiative puise à des sources bien personnelles: elle souhaiterait mettre en place un projet appelé «Adaptation queer des lieux publics». Elle a lancé cette idée en Australie. Elle en a parlé l’année dernière à une conférence qui s’est déroulée à Montréal et qui était organisée par une ONG de santé mondiale où elle est active, et elle en attribue l’inspiration à un rapport commandé par la société multinationale britannique d’ingénierie Arup, qui est également intervenue à titre de firme-conseil en marge de la construction du pont Samuel-de-Champlain, à Montréal.

«Je me suis dit “Voilà qui est intéressant”, non seulement parce que je suis gaie et que cette question m’intéresse, mais, de manière générale, parce que tout le monde souhaite pouvoir profiter de lieux publics de qualité, remarque Evelyne de Leeuw. J’ai donc trouvé en Australie des gens pour reproduire le projet pilote qu’avait financé la société Arup à Londres et ces gens sont allés encore plus loin en mettant véritablement à l’épreuve la politique publique locale: ils sont intervenus auprès de gouvernements locaux à Sydney, Brisbane et Melbourne en leur posant la question suivante: dans quelle mesure vos espaces publics sont-ils “adaptés aux queers”?»

Si Evelyne de Leeuw reconnaît qu’il s’agissait, dans une certaine mesure, d’une approche qui consistait «à dénoncer et à confronter», la militante de cette cause déclare que cette façon de faire lui convenait. Lorsque des membres du conseil municipal réagissaient à contrecœur à l’initiative, elle disait alors: «Vous avez installé un banc arc-en-ciel dans un parc… Vous voulez rire? Cela me procure-t-il un sentiment de sécurité?» Au cours de la conférence tenue à Montréal, elle s’est mise en rapport avec un représentant d’Arup et a fait valoir son dossier. Résultat? Le processus est actuellement à l’étude ici, tout comme il l’a été en Suisse, en Angleterre, en plus de profiter d’un financement de 400 000 $ en Australie.

Evelyne de Leeuw affirme que ses initiatives d’«adaptation queer» ont vu le jour un peu par hasard. «J’ai tout simplement découvert quelque chose qui m’intéressait, le sujet a pris de l’ampleur et la situation a évolué. J’adore ce genre de choses. En fait, c’est l’histoire de ma vie!» dit-elle.

À propos de cette CERC

Le programme Une seule santé urbaine reconnaît que les villes sont des environnements complexes, ce qui crée des possibilités et des défis sur le plan du bien-être et de l’équité en matière de santé des humains et de leur écosystème. La dimension nouvelle des travaux qui seront menés à la faveur de cette chaire d’excellence en recherche du Canada (CERC) réside dans l’amalgame des visions d’écosystèmes urbains complexes à travers le prisme de la science politique et de la gouvernance dans une perspective de santé pour tous.

L’objectif est de fusionner le mouvement social fondé sur les valeurs de villes santé avec la démarche écosystémique intégrée et unificatrice de la santé propre à l’approche Une seule santé. L’approche Une seule santé dans des villes santé représente une innovation essentielle pour le bien-être dans les rues, dans les habitations, ainsi que pour la santé et la survie à l’échelle planétaire. L’intégration et la synergie entre ces domaines sont non seulement réalisables et nécessaires, mais ces aspects ouvrent la voie à des occasions entièrement nouvelles de collaboration et de découverte.

La CERC Une seule santé urbaine se situe au cœur d’un réseau de partenaires qui comprend des chercheurs, des décideurs, des praticiens, des intervenants du milieu de l’entreprise et des individus, tous se mobilisant autour d’un programme de travail durable, dynamique et synergique qui s’intéresse à des solutions innovantes et concrètes pour relever des défis complexes, imbriqués et multidimensionnels pour ce qui est de la gouvernance à la fois mondiale et locale des villes, reliant Montréal au réseau mondial dans le domaine de la recherche sur les villes santé.

Grâce à de nouveaux réseaux de parties prenantes et de communautés concernées ici et ailleurs, la CERC Une seule santé urbaine travaillera de concert avec des gens, les gouvernements et l’industrie en vue des objectifs suivants:

  • Favoriser et diffuser de nouvelles connaissances, compétences et clés de compréhension des écosystèmes urbains complexes qui ne se limitent pas au volet humain pour entraîner des changements durables et équitables sur les plans social et politique;
  • Concrétiser le consensus mondial émergent sur la santé et le bien-être en tant que constituants planétaires et locaux pour des communautés humaines et écologiques prospères;
  • Intégrer des visions du monde distinctes, spécialisées, cloisonnées et spatiales sous forme d’innovations urbaines réciproques et globales;
  • Contribuer localement à la santé planétaire et instituer des perspectives globales à hauteur des logements, des rues et des quartiers qui soient favorables à la santé, saines et durables pour toutes les espèces;
  • Adopter un cadre de gouvernance exhaustif à échelons multiples à l’égard de la compréhension et de la modification de tels environnements physiques, sociaux, économiques et spirituels sur les plans mondial et local;
  • Établir et renforcer des réseaux sociaux et environnementaux complexes afin de comprendre et de maintenir ces défis à plusieurs niveaux de manière équitable pour tous.