Hubert Aquin et les médias: «Civilisation française»

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Nino Gabrielli présente le deuxième volume de son anthologie consacrée à Hubert Aquin.

Après un premier tome permettant de découvrir l’insatiable curiosité intellectuelle d’Hubert Aquin, un deuxième volume présente une sélection de textes autour de Civilisation française, qui aurait pu être une série phare de l’Office national du film du Canada (ONF) par la présence de collaborateurs prestigieux comme Paul Ricœur. Mais dès la production du premier documentaire de la série, il y a eu de nombreuses complications et des conflits personnels. Ces problèmes ont conduit à l'éviction d'Hubert Aquin de l'ONF, l'initiateur du projet. 

Avec la collaboration d’Andrée Yanacopoulo et de François Maltais-Tremblay, Nino Gabrielli, bibliothécaire en philosophie, études religieuses, études asiatiques, études classiques et médiévales à la Bibliothèque des lettres et sciences humaines de l’Université de Montréal, diplômé en philosophie et en sciences de l’information de l’UdeM et collaborateur au Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture au Québec, présente ce dossier complexe et cette histoire pleine de rebondissements. 

Nous lui avons donné la parole. 

Pourquoi consacrer un volume entier à seulement trois années de la production médiatique d’Hubert Aquin?

Cela ne faisait pas partie de mes plans de publier plusieurs volumes, mais la richesse et le foisonnement de ses activités créatrices, entre 1961 et 1963, se sont tout simplement imposés à moi. Les projets cinématographiques d’Hubert Aquin, durant ces trois années d’effervescence, sont en quelque sorte la synthèse de ses activités littéraires, politiques, médiatiques d’alors et il y a entre eux une telle unité qu’il était tout naturel, pour mon éditeur et moi, de les regrouper dans un même volume. Il faut également dire que les textes abondaient.

Dans la première phase de mes recherches pour le projet Hubert Aquin et les médias, mon corpus était essentiellement constitué de documents de la collection du Centre d’archives Gaston-Miron et d’œuvres tirées des archives de Radio-Canada et de l’ONF. Ce n’est qu’à l’été 2017, après des mois de démarches, que j’ai enfin pu avoir accès aux différents dossiers de production de la série Civilisation française, que dirigeait Aquin à l’ONF. D’un seul coup, ce sont des centaines de pages de documents inédits qui se sont ajoutées à mon corpus: scénarios, rapports de recherche, transcriptions d’entrevues, correspondances, etc. Le dossier de «À l’heure de la décolonisation», un des documentaires de la série dont j’édite les textes, contenait par exemple à lui seul 296 pages!

À tout cela s’est greffée la transcription d’un document exceptionnel que j’ai retrouvé au cours de mes recherches, soit un enregistrement sonore d’une longue entrevue intimiste d’Aquin avec un de ses maîtres à penser, le romancier Georges Simenon, et sa conjointe, la Québécoise Denyse Ouimet, pour le film Simenon voit la France/La France de Simenon. Ce film, aujourd’hui perdu dans sa quasi-totalité, a été tourné clandestinement par Aquin en Suisse, au château d’Echandens. Une fois de plus, on voit comment le médiatique et le littéraire s’irriguent l’un et l’autre dans l’œuvre aquinienne, puisque c’est justement dans le château où habitait Simenon qu’il situera, quelques années plus tard, une partie de l’action de son premier roman, Prochain épisode.

La série «Civilisation française» aurait dû être une série-vedette de l’ONF grâce à la participation de Paul Ricœur ou Albert Memmi. Pourquoi ce projet a-t-il avorté?

Cette série était vraiment le grand projet cinématographique d’Hubert Aquin. C’est d’ailleurs pour pouvoir se consacrer pleinement à cet ambitieux projet qu’il abandonne en 1961 le film À Saint-Henri le cinq septembre, qui sera tourné l’année suivante par les cinéastes de la production française de l’ONF et pour lequel on le créditera tout de même de la réalisation. Un grand nombre d’intellectuels et de cinéastes associés à l’Office participeront à l’élaboration de la série, que ce soit avant ou après l’arrivée d’Aquin à sa direction. La liste serait bien longue, mais au sein de l’ONF, on notera les contributions de Guy Cormier, Gilles Marcotte, du sociologue Fernand Cadieux, mais aussi de Léonard Forest, André Belleau, Michel Brault, Jean Le Moyne, Guy Borremans, Monique Fortier… Le projet emballait vraiment Aquin qui, à titre de producteur délégué de Civilisation française, pouvait notamment proposer des sujets de film, effectuer les travaux de recherche qui y étaient associés, sélectionner les réalisateurs et les collaborateurs, voyager en Europe et en Afrique pour nouer des alliances avec des personnalités des milieux politiques, intellectuels et cinématographiques. «Je n’ai qu’un désir, affirmera-t-il dans son deuxième rapport de recherche pour la série, c’est que l’équipe qui travaillera à ces projets aspire autant que moi à réinventer le documentaire et rêve de faire des films imaginatifs, sensibles, des films qui, tout en communiquant un sujet, exprime l’âme de celui qui communique.» L’objectif d’Aquin, au départ encyclopédique, était de saisir la réalité française à travers le monde et sous tous ses aspects, dans la foulée des bouleversements politiques qui l’ont redéfinie et qui ont contribué à créer une nouvelle communauté francophone internationale.  

Une accumulation de circonstances malheureuses, certaines indépendantes de la volonté d’Hubert Aquin – son équipe a par exemple été privée momentanément de son matériel de tournage par les douanes françaises, ce qui a désorganisé considérablement la production –, d’autres liées à son inexpérience ou à une certaine témérité – qu’il partageait avec plusieurs autres cinéastes de l’ONF, faut-il le rappeler! –, ont fait en sorte qu’il a été mis à l’écart du projet et qu’il n’a pu réaliser partiellement qu’un seul des films de la série. Ce film, dont il a eu l’idée originale, qu’il a conçu et pour lequel il a réalisé les entrevues et écrit le commentaire, c’est «À l’heure de la décolonisation», dont la réalisation a été achevée par Monique Fortier, qui est devenue par le fait même, selon l’historien du cinéma Denys Desjardins, «la première femme francophone à réaliser un film à l’ONF». Aquin interviewera pour ce documentaire d’actualité brûlante, tourné en plein cœur de la décolonisation africaine, neuf personnalités, dont le philosophe Paul Ricœur, l’homme politique Messali Hadj – l’un des pères de la révolution algérienne –, l’écrivain sénégalais Cheikh Hamidou Kane et le romancier et théoricien de la colonisation Albert Memmi.  

À qui destinez-vous cet ouvrage?

Il est important pour moi de joindre autant le grand public que les spécialistes qui s’intéressent aux différents thèmes et personnalités dans l’orbite aquinienne ou plus généralement à l’histoire, à la littérature ou au cinéma québécois. Hubert Aquin continue malheureusement d’avoir, au Québec, une réputation d’auteur difficile. Cela vient selon moi du fait qu’on apprécie trop souvent son œuvre par le seul prisme de ses romans qui, il faut le reconnaître, sont plus complexes, formellement et narrativement, que le reste de ses productions. S’ils sont plus simples à cet égard, les écrits documentaires et médiatiques que je présente, au carrefour du politique, du littéraire, de l’historique et du biographique, n’en demeurent pas moins d’une très grande richesse et, à l’instar des essais, constituent une porte d’entrée privilégiée au reste de l’œuvre.

  • Détail d'un feuillet publicitaire pour À l’heure de la décolonisation (1963).

    Détail d'un feuillet publicitaire pour «À l’heure de la décolonisation» (1963)

    Crédit : Service des archives et de la gestion des documents, ONF, cote 62-702

À propos de ce livre

Nino Gabrielli avec la collaboration d’Andrée Yanacopoulo et François Maltais-Tremblay, Hubert Aquin et les médias: anthologie 1949-1977, volume II: 1961-1963, Civilisation française, édition critique, Montréal, Leméac, 2023, 432 p. 

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