L’incertitude dans les séries télévisées

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Marta Boni présente le livre «Perdre pied: le principe d’incertitude dans les séries».

Mrs. Fletcher, Sex Education, Fleabag, Russian Doll ou encore Grey’s Anatomy. Toutes les séries contemporaines comportent un degré d’incertitude. Au-delà d’un ressort narratif, cette nouvelle tendance émerge, en lien avec une période de crise, où les protagonistes sont confrontés à des situations instables et perdent pied. C’est ce que remarque Marta Boni, professeure au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal, dans son nouvel essai Perdre pied: le principe d’incertitude dans les séries. 

Pourquoi avez-vous écrit ce livre?

J’ai rédigé Perdre pied à partir de mon chantier sur la télévision à l’ère numérique et d’une très grande activité de consommation de séries pendant le confinement, qui m’a donné à voir des personnages maladroits, vulnérables, parfois drôles, mais aussi bouleversants. Le livre décrit une nouvelle tendance dans la production de fictions télévisuelles des dernières années, dans un contexte de crise: la présence croissante de récits qui explorent des situations de vie désagréables et de dispositifs narratifs créant un attachement à des individus fictionnels fragiles et marginaux. Je me suis rendu compte que l’incertitude est au cœur de l’expérience des séries. Plus précisément, j’ai voulu explorer le paradoxe par lequel les séries, aujourd’hui, servent toujours à nous rassurer tout en nous perturbant avec des propositions surprenantes et parfois subversives le temps de quelques épisodes, en plus de résonner avec les grandes questions sociales, politiques, identitaires, économiques et écologiques qui animent notre quotidien.  

Comment expliquer que l’incertitude est plus présente dans les séries de ces 10 dernières années?

Dans un contexte de compétition accrue entre les plateformes et de fragmentation des marchés, les mécanismes d’écriture, de production et de tournage des séries se sont énormément raffinés. Après des récits contenant un grand nombre de personnages et des intrigues non linéaires ou encore des protagonistes forts et complexes, nous assistons aujourd’hui à l’émergence de séries qui expérimentent la notion d’authenticité et le sentiment de vulnérabilité. Les sujets de ces séries sont davantage ancrés dans l’actualité, des thèmes sociaux ou des questions philosophiques profondes sont explorés. Dans ce cadre, au lieu de fournir une vision du monde unique, certaines séries ouvrent la porte à une plus grande ambigüité. Résultat: davantage de fragmentation dans les structures narratives, une remise en question des rôles de genre et l’apparition de sensibilités différentes. Nous constatons une innovation dans le langage des séries: des durées et des formats qui correspondent aux formats de la comédie, soit 25-30 minutes; des genres consolidés qui s’ouvrent à une panoplie de variations dont le comique ou l’exploration psychologique; une expérimentation formelle dans le montage par exemple.   

Comment l’incertitude nous pousse-t-elle à aimer les séries?

Les séries sont le lieu d’attachements à long terme et de découverte de mondes autres que le nôtre, capables de nous surprendre. Dans cette surprise, malgré l’éternel attrait du réconfort qui vient des structures connues, se trouve la dimension – aussi un peu inquiétante – de l’incertitude, qui caractérise, au fond, chaque série. Les séries nous mettent dans la position de devoir gérer une grande quantité d’informations à la fois rassurantes et imprévisibles. Elles sont des objets instables, évolutifs, elles peuvent s’interrompre en raison des aléas du marché et des contextes de réception et, parfois, ressurgir plusieurs années après leur fin. Cette instabilité est une source d’inconfort, mais aussi celle d’un plaisir basé sur une propension à l’attente, à la surprise et à la déception. L’incertitude est d’ailleurs à la base de toute entreprise philosophique, cet espace dans lequel nous avançons sans savoir ce qui nous attend. Elle se manifeste dans la gestion de la consommation – savons-nous si une série en vaut la peine, si elle se poursuivra? Le what if? est par ailleurs un moteur parfait pour la construction de mondes imaginaires – et est au cœur des possibilités inhérentes à un récit pluriel, multiple, s’articulant autour des épisodes et des saisons et devant composer avec les inévitables intervalles. 

Pourquoi apprécions-nous tant les malaises dans les séries que nous visionnons?

Les séries contemporaines reposent sur la représentation de situations et de personnages «malaisants». La vulnérabilité de ces personnages est touchante, davantage que l’assurance des protagonistes trop figés. Les malaises mis en scène nous permettent ainsi d’accéder à des subjectivités que nous percevons comme plus authentiques. La possibilité de construire des utopies et de montrer des corps et des désirs qui s’écartent de la norme est désormais une occasion incontournable pour les chaînes et les plateformes dans un contexte qui, par ailleurs, se fait un peu plus accessible à des instances créatives issues des minorités – femmes, personnes trans, queers, racisées, etc. –, même dans les productions grand public. Nous sentons que l’imperfection qui nous caractérise peut se trouver dans des représentations. Nous nous sentons «vus». Les représentations sont des composantes du changement social, elles contiennent un potentiel dissident. L’incertitude est donc surtout une forme d’humanisme, reflétant la «structure de sentiment» de notre époque de crise. 

À propos de ce livre

Marta Boni, Perdre pied: le principe d’incertitude dans les séries, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2023, 322 p. 

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