La pensée de Mozi traduite en français: le maître chinois qui a contesté le confucianisme
- Forum
Le 31 janvier 2019
- Martin LaSalle
Spécialiste de la philosophie chinoise antique, Anna Ghiglione publie la première traduction française du classique chinois «Mozi», une pensée élaborée il y a 2500 ans et encore présente en Chine.
Si l’on vous demandait de nommer un ou deux grands philosophes de la Chine antique, il est probable que le nom de Confucius vous vienne à l’esprit – et peut-être aussi celui de Laozi. Mais il y a fort à parier que vous ne connaissiez pas Mozi (prononcez «mo-tseu»).
Pourquoi? Parce qu’il n’y a que très peu d’écrits en français qui ont abordé les réflexions de cet important maître à penser qui a remis en cause le confucianisme et dont les doctrines imprègnent, encore aujourd’hui, les valeurs intrinsèques du peuple chinois.
Mais Anna Ghiglione, elle, a «affronté le dragon»: après des années de travail, la professeure du Département de philosophie de l’Université de Montréal vient de publier une traduction française intégrale du Mozi, grand classique chinois rédigé par des générations de disciples du philosophe à l’époque des Royaumes combattants, soit entre 453 et 221 avant notre ère.
Traduit directement du chinois classique, l’ouvrage de Mme Ghiglione présente et explique – sur plus de 600 pages – les différentes doctrines de Mozi sur notamment l’art de gouverner, la défense de l’État et la culture religieuse, ainsi que ses réflexions logiciennes et scientifiques.
«Le Mozi avait déjà été traduit dans différentes langues, mais pas du chinois vers le français ni de façon intégrale, souligne la spécialiste de la philosophie chinoise ancienne. C’était une lacune majeure dans le domaine de la recherche sino-francophone, car Mozi est un philosophe comparable à Aristote: l’école de pensée moïste qu’il a fondée a été déterminante pour la Chine.»
Mozi: un virulent critique de Confucius
Mozi, qui a vécu entre 470 et 381 avant notre ère, fut l’un des penseurs les plus importants de la Chine antique et le premier à remettre en question le confucianisme. Lettré engagé, il préconisait le bien commun, la méritocratie, le travail, la frugalité et l’ordre social. Il était un virulent critique de Confucius.
«Le point de divergence principal entre Confucius et Mozi est que celui-ci priorisait la raison d’État plutôt que le dévouement envers la famille, souligne Anna Ghiglione. Le critère d’utilité est au centre de la pensée de Mozi, qui critiquait le raffinement culturel et les rites pratiqués par les élites.»
La doctrine la plus connue du moïsme est celle de l’amour universel – ce qui n’a rien à voir avec les sentiments ou l’émotion, selon la professeure. «Fondement de toute action morale, l’amour universel de Mozi suppose la primauté du bien commun sur les intérêts personnels et il repose sur un souci d’équité et de stabilité afin entre autres d’éviter les conflits et les guerres.»
S’il critique la guerre offensive, Mozi n’est pas pour autant naïf: il élabore une pléthore de moyens de défense s’appuyant sur des groupes paramilitaires bien entraînés.
«Ce fut la partie la plus difficile à traduire, confie Mme Ghiglione. La description des stratégies et de l’arsenal de défense de l’époque, dont la terminologie est très technique, s’avère particulièrement informative: en la découvrant, on a l’impression de visiter un site archéologique.»
Science et vision moderne du travail
Autre point de divergence, Mozi considérait que les rites funéraires énoncés par Confucius (culte assidu des ancêtres et deuil prolongé de trois ans) interféraient avec la productivité du peuple.
«La vision du travail de Mozi était très moderne en ce sens qu’elle était unifiée, ajoute Anna Ghiglione. Le travail devait être pratiqué en dehors des murs de la maison et par tous les membres de la société, incluant les femmes: au 5e siècle avant notre ère, les femmes étaient nombreuses à travailler dans le domaine du textile et, en ce sens, ce n’est pas d’hier que les vêtements sont fabriqués en Chine!»
Pour celle qui enseigne aussi au Centre d’études asiatiques de l’UdeM, le dynamisme du travail qu’on observe aujourd’hui en Chine présente un lien de continuité avec la doctrine moïste, tout comme la vision positive de l’innovation technologique et de la science.
«Le Mozi est l’un des rares textes chinois à réunir des éléments de philosophie des sciences, d’épistémologie et de logique – dont les notions de cause à effet, précise Mme Ghiglione. Il présente aussi des définitions de physique, d’optique et de mécanique.»
Ainsi, près de 2500 ans après sa mort, le maître fondateur de l’école moïste est désormais perçu comme un personnage emblématique du développement scientifique et technologique en Chine: le satellite quantique que la Chine a lancé en orbite en 2016 porte d’ailleurs son nom.
Pour Anna Ghiglione, «la lecture du Mozi n’est pas seulement indispensable pour connaître le paysage philosophique de l’Antiquité, elle permet aussi de comprendre les valeurs de la société chinoise contemporaine», conclut-elle.
Il importe de noter que Mme Ghiglione, qui a déjà collaboré avec l’Université de Pékin en tant que chercheuse invitée, a traduit le Mozi dans le cadre de la collection Histoire et culture chinoises, dirigée par Shenwen Li, professeur titulaire au Département des sciences historiques de l’Université Laval.