Comment éviter le recours aux antibiotiques?
- UdeMNouvelles
Le 16 novembre 2023
Titulaire d'une chaire d’excellence en recherche du Canada, la microbiologiste Frédérique Le Roux veut s’attaquer aux maladies infectieuses d’origine bactérienne chez les espèces marines d’élevage.
Au milieu des années 2010, alors qu'elle étudiait les maladies des huîtres d'élevage dans sa Bretagne natale, la microbiologiste Frédérique Le Roux a eu un déclic professionnel.
Elle a réalisé qu'il existait un lien étroit entre l'émergence de pathogènes et la qualité de l'environnement marin. Dans son laboratoire de bord de mer, à la Station biologique de Roscoff, elle a constaté l'effet de l'anthropisation – l'adaptation des milieux naturels à l’activité humaine – sur la santé des espèces.
«Lorsqu'on travaille sur les pathogènes des espèces marines, on constate l'émergence de maladies causées par l'humain et, en tant que microbiologiste, on réfléchit à ce qu'on peut faire pour y remédier», explique-t-elle.
Elle poursuit: «À court terme, les techniciens tentent d'améliorer la qualité de la production et les règlementations peuvent viser à garantir que, lorsqu'elles surviennent, les maladies restent confinées à une zone géographique – grâce à une meilleure détection des agents pathogènes et à l'interdiction des transferts entre exploitations par exemple. Mais comme microbiologiste, ou plus précisément bactériologiste, j'ai dû prendre du recul et m'interroger sur la surconsommation d'antibiotiques dans ces élevages: comment éviter tout simplement de les utiliser?»
Sa question l'a conduite à s’intéresser au domaine des bactériophages, qu'elle va explorer maintenant qu'elle s'est installée à Montréal et qu'elle occupe un poste de professeure de microbiologie à l'Université de Montréal. Titulaire d'une chaire d'excellence en recherche du Canada (CERC) financée par le gouvernement fédéral à hauteur de huit millions de dollars, elle va, avec son équipe, consacrer les huit prochaines années à l'étude des Vibrio, les bactéries les plus couramment montrées du doigt dans la mort d’espèces marines en élevage, en particulier les huîtres.
Les bactériophages sont des virus naturels ubiquistes qui infectent spécifiquement les bactéries et s'y reproduisent. Ils commencent à être utilisés en médecine et en agronomie comme solution aux antibiotiques. Frédérique Le Roux envisage également leur potentiel en aquaculture.
«Travailler sur les bactériophages est en partie une réponse à mes préoccupations concernant l’altération de notre environnement: comment promouvoir le développement durable et plus particulièrement les solutions écologiques aux antibiotiques?» observe-t-elle.
Améliorer la vie sur terre
«Parallèlement aux changements apportés à mon mode de vie personnel – je trie désormais mes déchets, je pratique le flexitarisme, je me rends au travail à vélo et j'ai emménagé dans un petit appartement –, je me suis concentrée, sur le plan professionnel, sur des travaux susceptibles d'améliorer notre vie sur terre», dit Frédérique Le Roux.
En particulier, cela signifie avoir plongé plus profondément dans un domaine qu'elle connaît bien: l'environnement marin côtier, de plus en plus fragilisé par la surpêche et l'intensification de l'agriculture et de l'aquaculture.
«Les gens ont tendance, lorsque quelque chose fonctionne, à vouloir produire davantage pour gagner plus d'argent, souligne-t-elle. Prenons l'exemple de la crevette: j'ai travaillé sur la production de crevettes en Nouvelle-Calédonie, où l'industrie se portait très bien jusqu’à ce qu'une épidémie bactérienne anéantisse 90 % de la population de crustacés. Ou encore en Équateur: j'y étais il y a quelques mois et c'est la même chose: le pays était le deuxième producteur mondial de crevettes avant que ce secteur économique ne s’effondre à cause de virus importés d’Asie.»
Fille d'une famille bretonne de pêcheurs, Frédérique Le Roux est originaire du Guilvinec, commune reconnue pour la pêche aux langoustines. «Ce n'est pas pour autant qu'on se destine à la science, précise-t-elle. En fait, croyez-le ou non, j'ai toujours voulu faire les beaux-arts! Mais ma mère a insisté pour que je fasse carrière dans les sciences et il s'avère qu'elle avait raison. C'est au cours de ma première année universitaire que je me suis découvert une passion pour la microbiologie.»
Les meilleurs modèles
Elle s'intéressait à la biologie moléculaire, à l'ADN, «et les meilleurs modèles en biologie moléculaire ont toujours été les virus: malgré leur simplicité, ils sont remarquablement ingénieux, et je voulais en apprendre plus à leur sujet. Pendant ma scolarité de doctorat, j'ai travaillé sur un herpèsvirus humain, le virus d'Epstein-Barr, qui est associé au cancer. Malgré mon histoire familiale, je n'étais pas du tout prédisposée à étudier la biologie marine, mais après mon premier postdoctorat [à l'Institut Gustave Roussy, à Paris], c'est ce que j'ai fait».
En 1998, Frédérique Le Roux entre à l'Ifremer, l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer. «J'ai commencé à étudier les maladies dans les élevages d’animaux marins, comme les parasites qui s’attaquent aux moules et aux huîtres. C'est ainsi que j'ai amorcé mon projet de recherche sur les bactéries pathogènes des coquillages et crustacés, les Vibrio, et que je suis restée les 20 années suivantes à l'Ifremer», mentionne-t-elle.
Pourquoi avoir décidé de se consacrer aux espèces marines d’intérêt aquacole? «À la fin des années 1990, la concurrence était vive pour obtenir des subventions de recherche pour des travaux en biologie humaine, sur le cancer et les maladies infectieuses, etc. Dans les sciences environnementales, il y avait beaucoup à faire. À l'époque, il n'y avait pas d'outils moléculaires, pas de modèles d’étude des maladies, et les recherches concernant la santé publique, la santé animale et la santé environnementale étaient cloisonnées. Ce qui m'a attirée, c'est l'idée d'être pionnière dans la recherche sur les pathogènes dans la nature, et mes compétences en biologie moléculaire se sont révélées très utiles», raconte la microbiologiste.
Après l'Ifremer, elle a passé les années 2004 à 2008 à l'Institut Pasteur à Paris, où elle a analysé les génomes de ses Vibrio et conçu les nombreux outils de génétique qu'elle utilise encore aujourd'hui. En 2008, elle a traversé deux océans en tant que chercheuse invitée à la Harvard Medical School et pour de courts séjours à la station Ifremer de Nouvelle-Calédonie, où elle a achevé ses travaux sur les Vibrio pathogènes de crevettes. Il y a quatre ans, Frédérique Le Roux a trouvé sa nouvelle vocation: les bactériophages. Mais les choses ne se sont pas déroulées comme elle l'avait prévu.
«Nous n'entrerons pas dans les détails de tout ce qui me dérange en France, mais si je suis partie, c’est parce que l'endroit où je travaillais était, en fin de compte, trop éloigné de mon domaine de recherche, indique-t-elle. Bien sûr, il y avait des avantages: j'étais au bord de l'océan, je pouvais échantillonner les multiples microbes dont j'avais besoin pour mes travaux et j’entretenais des rapports privilégiés avec les collègues travaillant en écologie et sur l’évolution des organismes environnementaux.
«L'inconvénient résidait dans le travail de laboratoire: l'interaction avec mes pairs me manquait, j'étais la seule biologiste moléculaire travaillant sur les phages et les bactéries. La plupart de mes collègues se trouvaient à Paris, à quatre heures de TGV de la côte. J'étais dans une impasse pour élaborer les approches moléculaires de mon projet de recherche. À cela s’ajoutaient de grandes difficultés à recruter des doctorants et des postdoctorants dans mon équipe», poursuit-elle.
L'appel de Montréal
C'est alors que l'UdeM s'est manifestée.
Par l'intermédiaire des professeurs Marylise Duperthuy et Yves Brun, Frédérique Le Roux a entendu parler d'un concours fédéral pour attirer des leaders dans leurs domaines au Canada et d'un poste de professeur en microbiologie à pourvoir à la Faculté de médecine. Comme elle souhaitait relever de nouveaux défis (elle avait reçu une offre du Laboratoire de chimie bactérienne du Centre national de la recherche scientifique et de l'Université Aix-Marseille), elle a voulu en apprendre davantage sur l'UdeM et a participé à une série de visioconférences qui ont débuté en octobre 2021 et se sont terminées en mars 2022, lorsqu'elle s'est envolée pour Montréal afin de rencontrer ses collègues.
«Ma première impression? J'ai été fascinée par les moyens techniques mis à ma disposition, le réseau de l’UdeM avec ses centres de recherche affiliés, ses équipements, ses équipes de recherche, le travail interdisciplinaire possible et la grande diversité d'étudiants canadiens et étrangers que vous accueillez, se souvient-elle. Il y a une énergie qui me rappelle celle que j'ai ressentie pendant mes deux années à Boston.»
De plus, ses travaux s’arriment bien avec les priorités de la Faculté de médecine en sciences fondamentales et la thématique des interactions hôte-pathogènes-environnement du Centre d’innovation biomédicale sur le campus de la montagne.
«Je suis très attirée par la façon de faire de la recherche scientifique ici: la liberté, la flexibilité, la diversité, la confiance, le dynamisme, ajoute-t-elle. La France m’apportait la stabilité. J'ai quitté mon poste permanent et mon laboratoire tout équipé et je suis arrivée seule à Montréal. J’ai obtenu un poste de professeure à l’UdeM. Je repars de zéro, mais avec huit millions de dollars et huit ans devant moi, ça va être une belle aventure!»
De retour à l'UdeM en décembre dernier, elle a étudié les plans de rénovation de son laboratoire du sixième étage du pavillon Roger-Gaudry. Et en août, elle s'est installée dans la métropole, louant un condo près du campus MIL, dans le Mile-Ex, non loin du marché Jean-Talon, où elle aime faire ses courses. Sa fille Zoë, âgée de 24 ans, a déménagé à Montréal il y a un an et travaille chez Ubisoft, l'entreprise française de jeux vidéos, où elle est artiste graphique.
Constituer une nouvelle équipe
En France, Frédérique Le Roux a laissé une petite équipe composée de 5 à 10 employés et chercheurs. Elle tentera de reconstituer cet environnement de travail à l'UdeM en embauchant trois personnes d'ici la fin de l'année (pour l’organisation du laboratoire, la bio-informatique et le soutien technique), en équipant son laboratoire, en assurant la liaison avec des laboratoires de recherche à Rimouski et à Vancouver et en prenant contact avec d'autres spécialistes de phages tels que Sylvain Moineau, à l'Université Laval, et Karen Maxwell, à l'Université de Toronto.
En attendant, elle s'affaire dans son nouvel appartement, qu'elle a décoré avec des souvenirs de voyage (des textiles du Burkina Faso, de grandes marionnettes d'ombres indonésiennes posées sur le sol), de petites peintures qu'elle a réalisées elle-même, une étagère de DVD (Almodóvar, Tarantino, Guédiguian) et un livre surdimensionné de Charlie Hebdo, qui trône à l'une des extrémités de sa petite bibliothèque. Pour lui tenir compagnie, son chien Darwin, un Cavalier King Charles de neuf ans, ronfle de manière audible pendant ses visioconférences.
À l'entrée se trouve le vélo pliant qu'elle a rapporté de France, ce qui l’amène à formuler un rare commentaire négatif sur sa ville d'adoption.
«Vous avez vu tous les nids-de-poule et la façon dont les gens conduisent? s'exclame Frédérique Le Roux. Je vais devoir acheter un casque!»
À propos de cette CERC
Eco-Evo-Patho des microbes dans la nature
Frédérique Le Roux, microbiologie, Université de Montréal
La résistance aux antibiotiques est l'une des plus grandes menaces pour la santé mondiale. Les bactériophages, qui sont les prédateurs naturels des bactéries, sont désormais considérés comme des solutions thérapeutiques de remplacement aux antibiotiques. Cette chaire d’excellence en recherche du Canada (CERC) vise à explorer la résistance aux antibiotiques chez les bactéries marines et l'interaction entre ces bactéries et leurs bactériophages.
Les Vibrio, qui comprennent des bactéries pathogènes pour l'humain et l'animal, seront utilisés comme systèmes modèles, favorisant la recherche translationnelle dans le cadre du domaine prioritaire Une planète, une santé.
Sur la base d'une banque unique d'isolats environnementaux, Frédérique Le Roux et ses collègues étudieront la diversité, les mécanismes et l'évolution de la résistance aux antimicrobiens (antibiotiques et métaux lourds). Ils chercheront à comprendre l'hétérogénéité de la taille du génome dans les populations naturelles de Vibrio et testeront l'hypothèse selon laquelle les huîtres et les palourdes géantes du Canada constituent une niche propice aux transferts horizontaux de gènes.
Les mécanismes en jeu dans la coévolution des bactériophages et des bactéries dans la nature seront également étudiés, ainsi que la manière dont la coévolution influe sur la spécificité des bactériophages et la pathogénicité des bactéries.
Ces travaux permettront d’évaluer la faisabilité de la phagothérapie en aquaculture comme solution de rechange aux antibiotiques.