Des inégalités intersectionnelles en science

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Une nouvelle étude souligne les inégalités intersectionnelles en science aux États-Unis. Le manque de diversité limite l’avancement des connaissances scientifiques.

«Il y aurait eu 29 % plus d'articles en santé publique, 26 % plus sur la violence sexiste, 25 % plus en gynécologie et en gérontologie, 20 % sur les immigrés et les minorités et 18 % plus en santé mentale si la répartition des auteurs américains de travaux de recherche au cours des 40 dernières années avait correspondu au recensement de 2010.»

Telle est l’une des conclusions d’une étude à grande échelle menée par Vincent Larivière, professeur à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal, en collaboration avec Diego Kozlowski, doctorant à la faculté des sciences de l’Université du Luxembourg, Cassidy R. Sugimoto, professeure à la School of Public Policy du Georgia Institute of Technology, et Thema Monroe-White, professeure au Berry College.

De grandes disparités suivant le genre et l’identité ethnique

L’étude montre que, dans les publications scientifiques américaines, «les femmes noires, latino-américaines et blanches sont fortement sous-représentées en physique, mathématiques et ingénierie et surreprésentées en santé psychologie et dans les arts. Les femmes asiatiques suivent un modèle différent, avec une sous-représentation dans les arts, les sciences humaines et les sciences sociales et une surreprésentation dans la recherche biomédicale, la chimie et la médecine clinique, indiquent les auteurs. Les hommes noirs, latino-américains et blancs sont sous-représentés en psychologie et en santé, avec les hommes asiatiques, mais ce dernier groupe est également sous-représenté en sciences humaines et sociales et surreprésenté en physique, ingénierie, mathématiques et chimie».

L’accueil fait aux travaux scientifiques est aussi influencé par le genre et l’appartenance à un groupe marginalisé. «On observe un fossé de genre en termes de citations à travers l’ensemble des groupes racisés. Ce fossé s’explique en partie par le fait que ces groupes s’intéressent à des thématiques qui, elles-mêmes, sont marginalisées», signale l'équipe.

Plus de cinq millions d’articles analysés

Pour arriver à ces conclusions, les auteurs de l’article ont analysé plus de 5,4 millions d’articles parus aux États-Unis entre 2008 et 2019 et indexés dans la base de données Web of Science.

Avec ses collègues, Vincent Larivière travaille depuis plus d’une décennie sur la place des femmes en science notamment grâce à des algorithmes créés à partir des prénoms des chercheurs et des chercheuses. «Avec les discours présents sur l’intersectionnalité, nous avons pensé qu’il serait intéressant d’observer quelles sont les disparités au sein d’autres catégories sociales», dit-il.

Son équipe a conçu des algorithmes à partir des patronymes et de leur fréquence dans le recensement américain des chercheurs et chercheuses pour estimer la probabilité de leur appartenance ethnique. Par exemple, une personne dont le nom de famille est Garcia a de fortes chances d’être latino-américaine et une personne s’appelant Miller est très probablement blanche. «Mais ce n’est pas infaillible. Une certaine proportion d’Afro-Américains se nomment Miller; c’est pourquoi nous avons utilisé une approche probabiliste, qui donne une indication globale des tendances d’un point de vue macroscopique», poursuit le professeur.

L’équipe de recherche a établi différentes thématiques à partir de mots clés, résumés et titres des articles. Celles-ci ont ensuite été reliées à divers segments de la population. Les résultats montrent que les hommes blancs abordent de nombreux sujets scientifiques – le privilège du choix – tandis que les minorités vont se cantonner dans des champs d’études bien précis. Par exemple, un groupe afro-américain va avoir tendance à travailler davantage sur des sujets qui vont améliorer la condition de ce groupe.

Vincent Larivière et ses collègues ont ensuite estimé la quantité de travaux de recherche qu’il y aurait eu si la composition de la communauté scientifique avait été représentative de la société américaine. «Le fait qu’il y ait moins de femmes noires que d’hommes blancs dans la communauté scientifique fait en sorte qu’on étudie davantage certains sujets que d’autres. Si la composition de la communauté scientifique reflétait celle de la population, c’est toute la société qui serait gagnante», notent-ils

Limites de l’étude

Parler d’identité ethnique et de genre est particulièrement sensible. «Sur les réseaux sociaux, des personnes ont mentionné leur inconfort quant à l’exclusion des Premières Nations de l’analyse. Les données sont trop parcellaires pour ces groupes, ce qui, en soi, est assez évocateur. Nous avons préféré nous abstenir de tirer des conclusions les concernant étant donné le peu de données que nous possédons», explique Vincent Larivière.

Quelques personnes ont également dit qu’il était dommage que le genre ne soit pris en compte que d’un point de vue binaire. L’algorithme ne permettait pas de considérer des options non binaires. «Nous aurions pu prendre en considération les personnes non binaires si nous avions procédé par sondage. Mais cette méthode nous aurait contraints à sacrifier la taille de notre échantillon de plusieurs ordres de grandeur et n’aurait pas permis la compilation de statistiques sur les thèmes de recherche compte tenu des enjeux relatifs au croisement des données.»

Suite des travaux de recherche

En Afrique du Sud et au Brésil, des constructions sociales très fortes liées aux origines ethniques prévalent. L’équipe de recherche a obtenu une subvention pour élaborer des algorithmes analogues et analyser ainsi les disparités observées dans ces nations.

«On espère que, dans les années à venir, les relations entre l’identité et l’objet d’étude scientifique seront moins marquées. Idéalement, on arriverait dans une société où le privilège du choix ne serait pas seulement l’apanage des hommes blancs. La diversification de la main-d'œuvre scientifique profitera alors à toute la société», conclut Vincent Larivière.