Éloge du bogue
- UdeMNouvelles
Le 16 mai 2024
- Virginie Soffer
Le professeur de philosophie Marcello Vitali-Rosati présente son essai «Éloge du bug: être libre à l'époque du numérique».
«Pourquoi possédons-nous des smartphones? Pourquoi, chère lectrice, cher lecteur, avez-vous un téléphone? Ou, si ce n’est pas le cas, pourquoi êtes-vous propriétaires d’un ordinateur portable récent? Pour quelles raisons utilisez-vous le moteur de recherche Google, la messagerie Gmail ou encore Facebook, WhatsApp, Word, Amazon et Uber…?
«La première réponse qui vous viendra probablement à l’esprit est: “Parce que cela fonctionne bien.” Ou bien peut-être: “Parce que c’est pratique, simple, performant, intuitif.” Toute une série d’adjectifs et de qualités dont la valeur positive nous semble évidente et indiscutable. Mais quelles visions du monde se cachent derrière ces adjectifs? Et qui diffuse ces valeurs?» nous demande Marcello Vitali-Rosati, professeur au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, dans son plus récent livre Éloge du bug: être libre à l’époque du numérique.
Dans cet essai qui va à contre-courant des idées reçues, le philosophe remet en question l’impératif fonctionnel promu par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Il nous encourage à explorer les failles dans les discours omniprésents prônant l'immatérialité et la simplicité et nous invite à acquérir une compréhension critique des technologies pour nous affranchir de leur emprise.
Nous nous sommes entretenus avec lui.
Pourquoi avez-vous écrit ce livre?
Parce que je suis très inquiet.
Depuis quelques dizaines d'années, les grandes entreprises numériques ont naturalisé une manière spécifique de penser et de parler des environnements techniques: une rhétorique qui se base sur l'impératif selon lequel tout doit «bien fonctionner» et qui met en avant certains concepts clés comme la «simplicité», la «performance», la «rapidité», l'«intuition», l'«immatérialité»… Mais cette rhétorique est loin d'être neutre, elle porte des valeurs qui ne sont absolument pas universelles. Ces concepts nous privent d'une réflexion critique sur les outils, les plateformes ou les supports. Ils réduisent la culture numérique à une simple adhésion au discours commercial: savoir faire ce que les entreprises nous proposent, savoir utiliser les outils que les entreprises nous imposent et finalement savoir acheter leurs produits. Cette injonction est devenue encore plus pressante et omniprésente avec l'accélération du «passage au numérique» déterminée par la pandémie de COVID-19.
Le problème est que notre pensée, nos valeurs, nos visions du monde sont et devraient rester multiples et que ce numérique uniforme et homogène, fait d'applications iPhone, impose une manière de penser unique.
Nous nous laissons séduire par un discours qui, nous promettant de nous délivrer de toutes les tâches matérielles de notre vie, finit par nous asservir complètement à une poignée d'entreprises. Ce livre, avec son éloge du bogue, montre comment faire émerger un véritable esprit critique et une culture qui soient capables de nous rendre libres à notre époque numérique.
Pourquoi ce titre? Comment peut-on faire l’éloge du bogue? Qu’est-ce que le bogue peut nous apporter?
Le bogue permet d'arrêter le fonctionnement des choses et de remettre en question l'impératif fonctionnel selon lequel la seule chose que nous puissions désirer est de produire. Une fois que le processus s'arrête, on est obligé de réfléchir et de s’interroger. Dans ce sens, le bogue me semble être la caractéristique typique de la pensée critique et de la philosophie. Ces approches sont très particulières parce qu'elles mettent en doute un modèle de pensée et des valeurs qui, aujourd'hui, nous semblent tellement naturels qu'ils ne peuvent même pas être contestés: l'idée selon laquelle tout doit «servir» à quelque chose. Tout ce que nous faisons devrait servir à gagner du temps, à produire, à accroître notre capital – matériel, symbolique, culturel. Or, en ce qui concerne la philosophie, c'est plutôt l'inverse: elle ne sert à rien, elle vise l'oisiveté (la skholè grecque) qui permet la pensée. La philosophie fait perdre du temps. Quand tout fonctionne bien, quand on va vite et qu'on produit de la richesse, maximise la performance, la philosophie arrive et casse tout, elle embête avec ses questions oiseuses, elle critique, elle propose d'autres manières de penser.
Le début de la philosophie grecque, par ailleurs, nous montre ce lien profond entre le bogue et la philosophie. Le démon de Socrate, en effet, ce petit être qui fait «planter» le philosophe grec, parfois au milieu d'une promenade ou d'un discours, peut être considéré comme une forme de bogue. Socrate bogue et quand il se bloque, quand il ne fonctionne plus, quand il devient désadapté par rapport au monde qui l'entoure, c'est justement là qu'émerge la philosophie.
Comment pouvons-nous être moins dépendants des nouvelles technologies?
Il faut d'abord préciser que le problème ne réside pas dans les nouvelles technologies, c’est plutôt le fait que ces technologies deviennent de plus en plus uniformes. Je ne suis pas technophobe, au contraire. Le problème est que nous pensons que «les nouvelles technologies» ne peuvent qu'être celles que nous proposent deux entreprises. Le problème est que nous pensons qu'il faut nous adapter aux visions du monde que nous proposent ces deux entreprises.
Être moins dépendant signifie d'abord comprendre. Il faut être capable de comprendre comment sont faites les différentes technologies qui nous entourent, sur quels principes elles sont basées, quelles valeurs elles proposent et incarnent. Il faut comprendre qu'elles ne sont jamais neutres. Il faut augmenter notre niveau de culture numérique, ce qui ne signifie pas adopter systématiquement la nouvelle technologie à la mode, loin de là. Le plus nous comprendrons le fonctionnement des technologies, le moins nous utiliserons des hautes technologies. Il faut devenir des «inadaptés lettrés», des personnes qui résistent à une diffusion aveugle de la technologie se fondant sur le principe vide d'un progrès téléologique, mais qui sont capables de comprendre et choisir, de bricoler, de faire elles-mêmes, de produire et de cultiver directement leur jardin numérique.
À propos de ce livre
Marcello Vitali-Rosati, Éloge du bug: être libre à l'époque du numérique, Paris, Éditions La Découverte, 2024, 180 p.