Que regardons-nous à l’ère de la multiplication des plateformes?

Le spectateur regarde dans différentes directions avec la multiplication des plateformes, l'abondance des contenus ainsi que la diversité de leurs supports.

Le spectateur regarde dans différentes directions avec la multiplication des plateformes, l'abondance des contenus ainsi que la diversité de leurs supports.

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Le colloque international «Plateformes et usages: cinéma, télévision, jeu vidéo, création numérique» aura lieu du 2 au 4 novembre au Carrefour des arts et des sciences de l’UdeM.

Marta Boni

Marta Boni

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Plus d’une cinquantaine de chercheurs et de chercheuses partageront leur expertise sur les plateformes, les médias et le numérique les 2, 3 et 4 novembre prochains au colloque international «Plateformes et usages: cinéma, télévision, jeu vidéo, création numérique», qui se tiendra au Carrefour des arts et des sciences de l’Université de Montréal. Ce colloque est organisé par les professeures du Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’UdeM Marta Boni, Christine Bernier et Zaira Zarza, en collaboration avec Barbara Laborde et Guillaume Soulez, professeurs à Sorbonne Université, et les doctorants en études cinématographiques des deux établissements Florian Body, Joyce Cimper et Joa Neves.  

À cette occasion, nous nous sommes entretenus avec Marta Boni. 

«Quand on va au cinéma, on lève la tête. Quand on regarde la télévision, on la baisse», a déjà déclaré Jean-Luc Godard. Qu’est devenu le regard du spectateur avec la multiplication des plateformes?

Le regard du spectateur ne peut plus aujourd’hui se concentrer sur un seul objet. Le spectateur regarde dans différentes directions avec non seulement la multiplication des plateformes, mais également l'abondance des contenus ainsi que la diversité de leurs supports.  

Il y avait une hiérarchie des médias qui était implicite dans la citation de Godard. Tout en reconnaissant l’histoire de chaque média et la persistance de sa valeur symbolique ou économique propre, je n’irais pas dans ce sens. Les «films de cinéma» nous arrivent maintenant à travers des plateformes comme Netflix, qui les produisent aussi, et ces films peuvent ensuite concourir dans des festivals consacrés au septième art. Et les vidéos tournées avec nos cellulaires circulent dans les réseaux sociaux, nous encourageant peut-être à «baisser le regard» vers le quotidien de manière inédite. Il y a un brouillage de frontières entre les médias, ce qui ne veut pas dire que tous les médias s’équivalent. Les usages diffèrent. 

Que pouvez-vous dire sur la multiplicité des plateformes et des usages?

Dès la fin des années 1980, l'industrie de la télévision a commencé à multiplier les chaînes. Il y a de la place pour des chaînes qui concurrencent le service public et les grandes chaînes généralistes, cela va donc contribuer à une très grande fragmentation de l'offre.  

Avec le numérique, ce foisonnement et cette fragmentation augmentent. Le nombre de plateformes s’accroît. Certaines visent à prolonger des expériences plutôt traditionnelles: il s’agit de chaînes linéaires qui se numérisent et qui, pour rester compétitives, vont élaborer des offres en ligne. D’autres sont basées sur la distribution d'images en mouvement par des abonnements, comme Netflix, Amazon, Disney+. Ces plateformes vont tout d’abord distribuer du contenu. Elles vont aussi produire leur propre contenu, qui va donc augmenter cette fragmentation. Il y a également des plateformes moins visibles, qui se définissent comme d’autres options relativement aux grands acteurs. On peut penser notamment à Mubi, à Criterion et à d'autres plateformes qui vont faire des choix plus pointus de films de cinéma pour joindre des publics cinéphiles. 

Les réseaux sociaux s'ajoutent à cette fragmentation de plateformes ainsi que d'autres dispositifs, comme Twitch, YouTube ou Vimeo, qui proposent des contenus dans lesquels les publics sont eux-mêmes producteurs de contenu. C’est un phénomène nouveau pour l'industrie depuis le début des années 2000 et qui va changer vraiment la donne en termes de quantité et de fragmentation.  

Nous sommes désormais devant une telle abondance que nous nous retrouvons dépassés par l’offre, au point de ne plus savoir parfois quoi écouter, ce qui cause de la frustration. 

Si je peux créer mon propre contenu, si je peux devenir aussi producteur de vidéos réalisées avec mes compétences qui ne sont pas celles d'une puissance industrielle, l'offre va changer de forme. Les questions de pouvoir sont très différentes alors. Cela dit, comme le souligne par exemple David Nieborg, un des invités du colloque, il ne faut pas croire que tout sera désormais possible avec l’arrivée de ces nouvelles plateformes. Au contraire, le concept même de plateforme doit être compris comme un ensemble de structures économiques, de structures de pouvoir qui vont fonctionner selon des logiques visant à occuper le marché selon des stratégies qui sont aussi politiques. 

Quelles sont ces stratégies politiques?

Il y a toujours des implications politiques liées à la façon dont les producteurs racontent les histoires qui sont ensuite diffusées. Les plateformes sont le lieu où prend forme cette réorganisation des flux de contenus. C'est très intéressant d'interroger les logiques mises en place. L’une des chercheuses qui ouvre le colloque le 2 novembre, Amanda Lotz, essaie de mieux comprendre comment les plateformes changent la donne par rapport à la télévision traditionnelle. En effet, nous avons des théories classiques liées à la télévision comme média linéaire qui impliquent par exemple que l’influence culturelle d’un produit dépendrait en grande partie de sa situation géographique. Elle souligne qu’on ne peut plus penser de la même façon avec les nouvelles plateformes: s’il est encore vrai que la culture américaine, en raison de sa très grande influence, est comme un impérialisme culturel sur les autres pays, on a besoin de nuancer, de raffiner encore plus cette lecture à un moment où la distribution de contenu devient mondiale et transnationale et de comprendre mieux comment les pratiques de visionnage reflètent un attachement à des vidéos de différents pays par exemple.  

Cette question d'attention aux usages peut effectivement rendre plus visibles certaines pratiques comme le fait d'écouter des contenus très spécialisés liés à des productions de certains pays, voire d’aller vers des possibilités militantes. Ainsi, le vendredi 3 novembre, Jenny Sundén, spécialiste des études queers, présentera des réflexions issues de son étude d’une plateforme suédoise de pratiques kink [hors nome] et BDSM [pour «bondage, domination, soumission, sadomasochisme»] afin de montrer que le numérique peut offrir des contenus différents du courant dominant. D’autres panels exploreront comment certaines plateformes tentent de mettre en place ces actions de contestation. Ce sera l’occasion de comprendre comment les plateformes peuvent dans certains cas devenir des points de départ pour une émancipation, pour une critique de la société ou du système des plateformes lui-même. 

Les réalisations d’inconditionnels de séries permettent également de rejouer les dynamiques de pouvoir lorsqu’ils se réapproprient des séries pour les détourner, pour dire combien ils y sont attachés ou encore que les séries peuvent devenir des ressources identitaires. Le 4 novembre, nous aurons une conférence d’ouverture de Louisa Stein, spécialiste des cultures d’admirateurs, qui abordera des exemples provenant des admirateurs de la K-Pop [pop coréenne], ainsi que, au cours de la journée, toute une série de présentations sur les pratiques des publics qui nous permettra d’approfondir ces points. Par exemple, Stephany Boisvert et Dominique Gagnon vont parler de Rings of Power, cette série sur Amazon qui s'inscrit dans la saga du Seigneur des anneaux. Elles vont ainsi essayer de décrypter quelles sont les logiques identitaires de même que les tensions entre les représentants d'une communauté d’admirateurs. Une telle communauté peut en effet se transformer en un véritable monde avec des contenus issus d’un produit principal et des créations parallèles. Avec toutes les réappropriations, les réécritures, les commentaires, les interprétations, ce monde va devenir beaucoup plus riche que ce que les auteurs et les producteurs avaient initialement imaginé.  

Une exposition et une émission de radio

Le colloque «Plateformes et usages» se décline également en une exposition et une émission de radio. 

L’exposition Espace des plateformes, au Carrefour des arts et des sciences de l’UdeM, se visite jusqu’au 8 décembre. Commissariée par Marta Boni, Christine Bernier et Zaira Zarza, elle montre «comment on peut rendre physiques et matérialiser les plateformes numériques, qui sont immatérielles», explique Marta Boni.  

L’émission radiophonique Tout est dans le cloud, présentée par Robin Cauche, étudiant au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques, est diffusée tous les jeudis à midi sur les ondes de CISM 89,3 FM. 

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