L'importance du sexe et du genre dans la pratique scientifique
- Salle de presse
Le 14 novembre 2019
- UdeMNouvelles
Cara Tannenbaum, professeure de médecine à l'UdeM, discute d'un article qu'elle a coécrit avec des collègues d’autres pays à l'occasion du 150e anniversaire de la revue scientifique «Nature».
Publiée pour la première fois en novembre 1869, la prestigieuse revue scientifique britannique Nature célèbre cette année son 150e anniversaire avec la parution d'un numéro spécial intitulé 150 Years of Nature. Cette édition anniversaire aborde une foule de sujets à travers le regard de scientifiques du monde entier: on y présente des nouvelles, des commentaires, des essais, des profils, des articles de synthèse, des vidéos, des balados et des articles «points de vue».
Parmi ces derniers figure un article rédigé par Cara Tannenbaum, de l'Université de Montréal, médecin et directrice scientifique de l'Institut de la santé des femmes et des hommes, des Instituts de recherche en santé du Canada (ISRC). Cosigné par des collègues des universités d'Exeter (Royaume-Uni), de Bielefeld (Allemagne) et Stanford (États-Unis), cet article de 10 pages a pour titre «Sex and gender analysis improves science and engineering» (l'analyse du sexe et du genre améliore les pratiques scientifiques et du génie).
Ce texte est la plus récente contribution d'une longue série de collaborations entre les chercheurs de l'UdeM et Nature. L'origine de ces collaborations remonte à 1973, alors qu’un article du Dr Hans Selye, pionnier de l'endocrinologie, est devenu (selon les renseignements dont nous disposons) le premier des quelque 190 textes que l'Université a publiés dans cette revue. L'UdeM se classe actuellement au 265e rang des 15 806 universités dont les textes ont répondu aux normes rigoureuses de Nature et qui ont été jugés dignes de publication.
Cependant, ce qui distingue l'article de la Dre Tannenbaum tient au caractère très actuel de son propos. Comme elle le souligne, «l'analyse du sexe et du genre peut favoriser la découverte scientifique, améliorer l'efficacité expérimentale et contribuer à l'égalité sociale». Avant la parution de son texte le 7 novembre, la Dre Tannenbaum a précisé sa pensée au cours d'un entretien avec UdeMNouvelles. Elle y aborde d'emblée la question de savoir comment les revues scientifiques se sont adaptées au changement.
Votre article a été accepté par «Nature», l'une des plus éminentes revues scientifiques du monde. Que révèle ce fait sur le sérieux avec lequel le sexe et le genre sont traités par la communauté scientifique?
C'est un fait important. Les revues sont plus en phase avec ce sujet, à commencer par les rédacteurs eux-mêmes. L'European Association of Science Editors, par exemple, a mis sur pied un comité pour l’élaboration d’une politique d'égalité des sexes qui a formulé une série de lignes directrices intitulée Sex and Gender Equity in Reporting. Ces directives ont été publiées sur le site Web Equator Network, qui répertorie tous les critères que les chercheurs doivent appliquer pour publier les résultats de leurs travaux conformément aux normes les plus rigoureuses. L'Association encourage les rédactions des revues scientifiques à adopter ces lignes directrices pour que tous les articles signalent les variables relatives au sexe et au genre.
Comment cela fonctionne-t-il?
Vous devez désormais indiquer clairement si vos études comprennent des hommes et des femmes et, si elles ne font appel qu’à des hommes ou qu’à des femmes, cela doit être dit dans le titre afin d'éviter les généralisations. Si vous utilisez des cellules ou des tissus, vous devez mentionner s'ils ont été prélevés sur des hommes ou sur des femmes, au bénéfice de futures études. Ainsi, il est possible d'éviter les dépenses inutiles qu'occasionneraient des recherches qui ne pourraient pas être reproduites faute d'avoir fait cette distinction. Désormais, aux IRSC, nous nous assurons de poser cette question: tenez-vous compte du sexe et du genre dans vos protocoles de recherche? Les évaluateurs eux-mêmes doivent juger de la qualité de l'intégration, s'il y a lieu. Nous parlons de tout cela dans notre vidéo YouTube, que je vous invite à regarder. Nous avons aussi créé des modules de formation qui ont été suivis par des milliers de personnes dans le monde. Aux États-Unis, les National Institutes of Health exigent dans leur politique de reproductibilité que le sexe soit pris en considération comme variable biologique. En Europe, la Commission européenne tient compte du genre dans le cadre de son mandat. Aujourd'hui, il y a une sensibilisation généralisée à cette question.
À quel moment les choses ont-elles commencé à s'améliorer?
Les choses ont commencé à changer ces 5 à 10 dernières années. Faut-il 150 ans pour que l'égalité fasse son chemin jusque dans les revues? Probablement! Au 20e siècle, la science était très réductrice: les scientifiques isolaient une variable, les expériences étaient contrôlées ‒ elles devaient être simples, claires et aussi objectives que possible. Au 21e siècle, nous avons pris conscience que la vie est complexe, que les personnes sont complexes et que la science est complexe ‒ on ne peut pas se contenter d'examiner une seule variable en espérant que les choses fonctionnent ainsi dans la vraie vie. À présent, nous utilisons des termes comme intersectionnalité et analyse multivariable, qui intègrent des notions concurrentes et plusieurs variables simultanées. Ces approches impliquent de nouvelles méthodologies qualitatives ou de nouvelles techniques statistiques et les chercheurs vont même jusqu'à se demander si les résultats d’études réalisées sur les animaux peuvent s'appliquer aux humains. Nous nous ouvrons de plus en plus à la complexité et à la diversité et ce parcours illustre le progrès de notre société. Nous savons par exemple que, lorsque des femmes font partie d'une équipe de recherche, les résultats des travaux sont plus susceptibles d'être applicables aux femmes.
La complexité n'est-elle pas coûteuse?
C'est une question très intéressante à laquelle il existe plusieurs réponses. À commencer par le fait qu'il faut comparer ce qu'il en coûte de diversifier les échantillons d'une étude avec ce qu'il en coûte de ne pas le faire. Ainsi, aux États-Unis, des médicaments qui avaient été retirés du marché dans les années 90 ont fait l'objet d'une vérification qui a révélé que 8 des 10 médicaments examinés avaient des effets nocifs, voire mortels, sur les femmes parce qu'ils avaient été mis au point pour des hommes. Si le coût représente un problème, les chercheurs peuvent toujours procéder à une première étude exploratoire ‒ elle ne sera peut-être pas aussi concluante, mais elle pourra orienter de futurs travaux.
Les bailleurs de fonds tiennent-ils compte de l'argument «avantages-inconvénients»?
À ma connaissance, aucun bailleur de fonds n'a jamais dit de ne pas inclure de femmes dans une étude parce que ce serait trop cher. Par ailleurs, la conception des études est de plus en plus efficace; il est possible de concevoir une étude qui permet de recueillir plus de données avec moins d'individus. On gaspille des fonds si les deux sexes sont représentés dans une étude, mais qu'on ne les distingue pas dans les résultats. C'est une perte incroyable d'argent que d’effectuer des expériences qui n'incluent pas et ne prennent pas en considération ces variables et qui ne permettent donc pas d'appliquer les résultats, ou encore de disposer de ces données et de ne pas les utiliser.
Votre article traite aussi du sexe et du genre dans le secteur technologique.
C'est un vaste sujet, mais voici quelques exemples de ce que nous pouvons améliorer. Les téléphones intelligents ne sont pas neutres en matière de genre: Alexa et Siri ont des voix de femme ‒ elles sont capables de dire à un homme de prendre du Viagra, mais ne savent pas quoi répondre à une femme qui leur dit «Aidez-moi, j'ai été violée». On peut également citer les «vêtements intelligents» qui ne sont pas conçus pour les femmes ‒ souvenez-vous de ces deux astronautes américaines qui n'ont pas pu sortir dans l'espace parce que leur combinaison ne leur allait pas. La sécurité automobile est aussi en cause: les mannequins des simulations d'impact sont masculins; pourtant, les femmes sont 47 % plus susceptibles d'être gravement blessées dans un accident. Et que dire de la planification des transports: en général, les femmes font davantage de choses à la fois que les hommes, si bien qu'elles empruntent plus souvent de petites rues. Certains pays nordiques ont adopté des politiques de déneigement équitables en termes de genre afin que ces petites rues soient déneigées pour réduire le nombre de chutes et de blessures chez les femmes. C'est un exemple de solution.
Comment les universités peuvent-elles améliorer la situation?
Elles le font déjà. Bon nombre d'entre elles ont mis en œuvre des programmes de diversité et d'inclusion. Le Programme des chaires de recherche du Canada exige que des changements soient apportés aux processus d'embauche et à la promotion des femmes, ce qui modifiera le type de recherches qui sont menées et les décisions qui sont prises. En outre, de nombreuses universités intègrent l'analyse du sexe et du genre au contenu de leurs programmes. Certains professeurs rendent même obligatoire notre formation en ligne sur ce sujet; et lorsque les étudiants terminent un cours, ils sont maintenant sondés pour savoir quelle attention a été accordée au sexe et au genre dans leurs documents de cours.
Vous êtes donc optimiste?
Absolument. Le fait que Nature publie notre article dans une édition consacrée à son 150e anniversaire en dit long sur notre époque: dans les domaines de la science et du génie, la différenciation de sexe et de genre s'est généralisée ‒ il s'agit désormais d'une norme et ne pas en tenir compte est inacceptable. Il existe encore un débat autour de l'excellence scientifique et de l'égalité des sexes, mais je crois que cet article montre que l'égalité et la diversité redéfinissent l'excellence, ce qui est une bonne chose. Je ne sais pas si vous pouvez l'écrire, mais le monde est en train de se réveiller sur cette question.
Au sujet de l'article
L’article «Sex and gender analysis improves science and engineering», par Cara Tannenbaum et ses collaborateurs, a été publié le 7 novembre dans la revue Nature.