Le dopage cognitif au travail: fonctionner ou performer?

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Avaler un comprimé qui stimule les facultés cérébrales pour tenir le coup au travail: qu’est-ce que cela révèle sur les exigences sociétales de productivité?

Une microdose de LSD pour libérer sa créativité et renouveler son inspiration. Une gélule de psychostimulant pour améliorer sa concentration et son attention. Un cachet de bêtabloquant pour réduire les effets du stress. Bref, des substances pour stimuler ses capacités cognitives, physiques et intellectuelles.

Dans un contexte récréatif? Non, dans un contexte professionnel.

Bienvenue dans l’univers des smart drugs, du microdosage et des nootropes, où des médicaments et autres substances sont consommés aux fins de performance, de productivité et de compétition.

Dans le monde du travail, cette utilisation extramédicale de tels produits paraît s’imposer de plus en plus comme une solution pour répondre aux exigences des sociétés néolibérales en quête permanente d’excellence et de dépassement.

C’est du moins la réflexion au cœur du colloque «Smart drugs, microdosing, nootropics: “devenir performant” dans les milieux de travail aujourd’hui», qui se tiendra le mardi 9 mai dans le cadre du 90e Congrès de l’Acfas.

Cette analyse est issue d’un projet de recherche dirigé par Johanne Collin, sociologue, professeure à la Faculté de pharmacie de l’Université de Montréal et chercheuse. Elle s’intéresse aux aspects sociaux et culturels de l’utilisation de médicaments, avec notamment la collaboration de Nicolas Le Dévédec, sociologue et professeur à HEC Montréal.

Des professions sous pression

Johanne Collin

Johanne Collin, professeure à la Faculté de pharmacie de l’Université de Montréal

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Pour Johanne Collin, nous assistons actuellement à un accroissement de la consommation de smart drugs dans le monde du travail. Cet usage serait facilité par la surprescription de psychostimulants pour traiter les déficits de l’attention, l’accessibilité en ligne de ces produits et la montée en popularité du self-tracking et du biohacking, c’est-à-dire quand une personne mesure des données relatives à sa santé à l’aide d’appareils portés sur elle et cherche ensuite à modifier sa physiologie grâce à l’expérimentation.

«Ces produits circulent davantage et se banalisent, explique la chercheuse. On passe donc de la prescription à un usage non médical, où des non-spécialistes partagent en ligne leur expérience et leur interprétation des dosages.»

Et cette démocratisation l’invite surtout à se questionner sur la notion de performance au travail. «L’individu ressent le besoin de s’adapter, de repousser ses limites corporelles pour être capable de répondre à des exigences sans cesse croissantes. La responsabilité d’être à la hauteur et de performer retombe donc sur les épaules de l’individu», croit-elle.

Entre performance et identité

Pour approfondir cette question, Johanne Collin et son équipe de recherche se sont intéressées à trois domaines réputés pour leurs conditions de travail difficiles – la restauration, la musique professionnelle et la finance –, soit des milieux avec de longs quarts de travail, des postures exigeantes, une recherche de prestige, une concurrence forte, une insécurité d’emploi.

Grâce à une exploration de forums de discussion et des entretiens avec des musiciens, des chefs et des employés de l’industrie de la finance, elle a voulu mieux comprendre leur recours aux substances principalement utilisées (psychostimulants, psychédéliques, etc.).

La sociologue a constaté que la consommation de smart drugs visait surtout à maximiser le potentiel des travailleurs et à mieux gérer le stress de performance, mais pose la question de ce que recouvre ce concept de performance. Elle et son équipe ont aussi réalisé que cet usage laissait entrevoir des questions identitaires, une sorte de débat moral interne dans lequel l’employé se demande si, pour être «un vrai», il doit prendre tous les moyens possibles pour réaliser ses ambitions (et donc consommer) ou si c’est plutôt l’absence de consommation qui confirme son talent.

Bref, l’analyse sociologique de l’usage de smart drugs est un vaste terrain de jeu. Et le colloque «Smart drugs, microdosing, nootropics: “devenir performant” dans les milieux de travail aujourd’hui» sera l’occasion d’explorer en profondeur les multiples dimensions de ce phénomène grandissant.

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