Table ronde: quel avenir pour le 49e parallèle?

Trois experts de l’Université de Montréal se sont penchés sur l’avenir des relations Canada–États-Unis pendant le deuxième mandat de Donald Trump et les répercussions pour notre frontière commune.

Trois experts de l’Université de Montréal se sont penchés sur l’avenir des relations Canada–États-Unis pendant le deuxième mandat de Donald Trump et les répercussions pour notre frontière commune.

Crédit : Getty

En 5 secondes

Trois experts de l'UdeM analysent les relations Canada–États-Unis sous le deuxième mandat de Donald Trump et les menaces posées à notre frontière commune.

Stéphane Beaulac, David Grondin et Karine Côté-Boucher

Stéphane Beaulac, David Grondin et Karine Côté-Boucher

Crédit : Stéphane Beaulac (courtoisie), David Grondin (Université de Montréal) et Karine Côté-Boucher (École de criminologie, Université de Montréal)

Annexer le Canada, disposer de traités internationaux, «se débarrasser de cette ligne artificiellement tracée» qu'est le 49e parallèle et faire de son voisin du nord le «51e État». 

Le président américain Donald Trump a menacé à plusieurs reprises de reléguer notre pays aux oubliettes de l'histoire. À sa déclaration de guerre tarifaire, le Canada et sa population ripostent: tarifs réciproques, boycottage de produits et de services, annulation de voyages.  

À quoi faut-il s'attendre?  

À l’occasion d’une table ronde virtuelle, trois experts de l’Université de Montréal se sont penchés sur l’avenir des relations Canada–États-Unis pendant le deuxième mandat de Donald Trump et les répercussions pour notre frontière commune. 

Ces trois experts sont Stéphane Beaulac, professeur titulaire à la Faculté de droit, avocat et spécialiste en droit international public; David Grondin, professeur titulaire au Département de communication, politologue et spécialiste des questions de sécurité et de défense américaines; et Karine Côté-Boucher, professeure agrégée à l'École de criminologie, sociologue et spécialiste de l'étude des frontières. Nous leur avons posé quelques questions.

Rayer la frontière qui sépare nos deux pays serait-il vraiment dans le domaine du possible?

Stéphane Beaulac: Je suis tenté de réagir en invoquant un contexte plus général. Ce qui est frappant d'un point de vue du droit international public depuis la réélection de Donald Trump, c'est cette idée que le droit international relève de la suggestion davantage que du normatif.  

Cette idée teinte aussi l'approche du président par rapport au droit interne américain: on le voit ignorer, ne pas respecter des décisions judiciaires. Alors, on pourrait quasiment dire à fortiori qu'à l'international les Américains se sentent encore moins contraints par le droit.  

Même pendant sa campagne électorale, Donald Trump avait la conviction de ne pas être limité par le traité de libre-échange – traité qu’il a incidemment renégocié lui-même et qu'il déclarait être le meilleur traité de ce genre jamais négocié. Maintenant, il fait comme si l’entente n'existait pas. 

Plus spécifiquement par rapport à la frontière canado-américaine, n'oublions pas que le traité qui a mené à la Commission de la frontière internationale en 1908 n'a presque jamais été remis en question. Depuis plus de 100 ans, il n’y a pratiquement aucune zone d'ombre. Outre certains points de litige réglés au large de l'État de Maine ou en Alaska, personne, à ma connaissance, ne l'a sérieusement mis en doute. 

Cela dit, un traité n'est qu'un traité. Il ne vaut pas plus que le papier sur lequel il est écrit. C'est ce qu'on est en train de tester actuellement.  

Le président Trump veut mettre la réalité de la frontière de côté, de façon cavalière, comme il met de côté d'autres arrangements, comme il discrédite des régimes internationaux tel celui de la Cour pénale internationale. 

Autrement dit, il y a un mouvement de fond très fort pour ramener les États-Unis à une époque où dominait la loi du plus fort: Gulliver ne sera pas attaché par une quelconque corde relevant d'un traité ou de la coutume internationale; il va être libre, ce monstre, d'occuper et d'exploiter ce qu'il veut. Comme disent les Anglais, might is right. Quand on a la force, personne ne peut nous arrêter dans notre volonté. 

L'idée d'une démarcation entre les deux pays remonterait au début du 20e siècle, voire avant. Est-ce parce que la coopération Canada–États-Unis est si ancienne que l’évocation par la Maison-Blanche d'une annexion inévitable semble absurde?

David Grondin: Pour commencer, il faut faire la distinction entre ce que le président dit avec son équipe et la perception du reste de la classe politique américaine et surtout de la population américaine. 

Sur la question de l'annexion, depuis la Deuxième Guerre mondiale, il y a eu des centaines de traités bilatéraux, une coopération ininterrompue entre nos deux pays. Peut-être le meilleur argument pour penser l'absurdité d'une annexion par la force ou d'une invasion comme en 1812, c'est que sur le plan militaire les États-Unis et le Canada sont profondément intégrés. Prenons le NORAD: à Colorado Springs, il y a des militaires canadiens qui servent sous un commandement américain dans une structure binationale et vice versa pour la région canadienne à Winnipeg. Et dans la plupart des interventions militaires des 20 dernières années, le Canada était aux côtés des Américains. 

Mais comme le disait Stéphane, ce que Donald Trump cherche à faire en ce moment, c’est redéfinir le pouvoir exécutif américain; il veut tester le système fédéral américain. Les États-Unis sont en crise constitutionnelle. Le président jouit d'un contexte où l'opposition – les démocrates mais aussi les médias – n'est pas très organisée et a été prise de court. De plus, à ce nouveau pouvoir exécutif, cette volonté de faire en sorte qu'il n'y ait pas d'entraves ou de limites au pouvoir de l'exécutif, le judiciaire ne peut pas vraiment faire obstacle.  

Il y a une affirmation de pouvoir dictatorial, où l’on ne veut pas mettre en doute le pouvoir de l'exécutif, où l’on veut contester toutes les décisions judiciaires, où le judiciaire est politisé par le président, qui déclare en retour que les juges qui se dressent contre son pouvoir sont eux-mêmes politisés! On verra jusqu’où ça ira. 

Du point de vue canadien, en ce qui concerne les relations entre nos populations et nos entreprises et l'intégration nord-américaine en général, tout va à contre-courant de ce qui s'est fait depuis une trentaine d'années, depuis les premiers accords de libre-échange signés par Ronald Reagan et Brian Mulroney. On demeure dans un contexte où l’on est appelés à réagir. Tellement de changements sont survenus en peu de temps, on verra comment le système fera preuve de résilience. 

Regardons un peu vers l'avenir. Il y aura bientôt des élections au pays. Qu’adviendrait-il de ces questions de frontières si les libéraux étaient réélus ou si les conservateurs arrivaient au pouvoir cette année?

Stéphane Beaulac: Un tout nouveau changement – absolument gigantesque – est le nouvel arrimage militaire du Canada avec l'Europe. C'est énorme! Le nouveau premier ministre Mark Carney est allé en Europe pour en discuter. Je pense que, dès les premiers jours de la campagne, on parlera davantage des relations tendues entre les Américains et nous dans toutes leurs ramifications que des coups de gueule quotidiens du président.   

David Grondin: La situation actuelle a au moins un effet positif: si depuis longtemps le Canada a été considéré comme un freerider, profitant de sa relation privilégiée avec les États-Unis pour assurer sa défense et sa sécurité, maintenant nous avons l’occasion de réorienter nos alliances, de diversifier nos liens, de renforcer ceux avec l'Union européenne notamment. Je pense que c'est une bonne chose. La situation plutôt désolante et malheureuse que nous vivons nous amène à vouloir moins dépendre des États-Unis. 

Durant la campagne électorale, Mark Carney va surfer sur une réaffirmation d'un nationalisme canadien, même au Québec, par rapport aux États-Unis, et cela va lui donner un certain avantage. Et peut-être à la longue Donald Trump finira-t-il par être satisfait de cette posture; c'est un homme qui n'aime pas perdre et qui essaie de récupérer toutes les situations à son avantage. Dans six mois, il pourrait se montrer content de ce qui se passe au Canada, si tout va bien pour les deux parties.  

Karine Côté-Boucher: Pour ma part, je souscris à des analyses qui commencent à paraître en sociologie et en anthropologie économique démontrant un certain retour à des politiques mercantilistes des deux côtés de la frontière. Elles pourraient influencer la manière dont on contrôle les frontières et dont on envisage le rôle d'une frontière avec notre principal partenaire économique. 

On est en train de réorganiser notre administration publique de la frontière. Dans les 25 dernières années, notre conception de la frontière a changé: là où il y avait un simple lieu de passage de marchandises, on est passés à une gestion de risques à la sécurité nationale. On sélectionne et on forme nos agents des services frontaliers de cette façon-là maintenant. 

Or, si l’on veut qu'ils redeviennent des gestionnaires de procédures et de codes économiques comme par le passé, si l’on veut non pas des policiers mais des vrais douaniers, ça va exiger un réel changement de mentalité. Ça ne sera plus simplement le contrôle du fentanyl ou de l'immigration qui sera prioritaire; ce sera celui des marchandises. 

Stéphane Beaulac: Effectivement, c'est un défi actuellement en Europe aussi, l’une des importantes conséquences du Brexit. À la frontière entre l'Irlande du Nord et la République irlandaise ou bien entre le Royaume-Uni et le continent européen en général, on doit trouver de nouvelles façons originales de contrôler les transferts de biens et de services. Ces aspects problématiques du Brexit sont le genre de chose auquel nous aussi, au Canada, nous devons nous attaquer, devant cette nouvelle réalité imposée par Donald Trump.

Pour terminer, devons-nous écarter un ultime recours à la force de la part des Américains pour faire du Canada le «51e État»?

David Grondin: Cela n’arrivera pas. Il y a une limite au pouvoir exécutif américain et à ce que peut faire le commandant en chef des forces armées, du moins d’un point de vue de l'armée. La grande majorité des soldats verront un ordre de cette nature-là comme un ordre illégitime et répondront: Invade Canada? No way!