Quand la politique frontalière redessine les droits autochtones
- UdeMNouvelles
Le 11 avril 2025
- Catherine Couturier
Parmi les nombreuses voix réagissant aux brassages frontaliers, on entend peu le point de vue autochtone. Quatre professeurs nous parlent de ces questions complexes.
Depuis quelques mois, le président américain multiplie les déclarations sur la question des frontières. «On a beaucoup dit que l’approche de Donald Trump par rapport au Canada est grave du point de vue du droit international, mais ça l’est également pour les droits autochtones», soutient Karine Millaire, professeure à la Faculté de droit de l’Université de Montréal et membre de la nation wendat.
Alors que de nombreuses communautés des Premières Nations entretiennent des liens de part et d’autre de la frontière (quand elles ne sont pas carrément divisées entre les deux pays), on semble peu s’en préoccuper. «Ça correspond à l’approche de la terra nullius, où les puissances européennes se disputant le territoire faisaient complètement fi du fait qu’il y avait déjà des personnes qui y habitaient», poursuit-elle.
Les droits autochtones s’ajoutent à ceux des diverses minorités ignorées par le nouveau président américain. «L’approche de Donald Trump va de pair avec la dépossession, une forme d’assimilation ou d’intégration forcée», croit Karine Millaire. «Au Canada, nous sommes engagés depuis une vingtaine d’années dans un processus pour reconnaître et tenter de réparer les injustices historiques. Mais on est en train de rebattre toutes les cartes. Ces questions autour de la frontière, ça change beaucoup de choses», résume Marie-Pierre Bousquet, professeure au Département d’anthropologie de l’UdeM.
Un concept artificiel
«La question des frontières préoccupe d’abord les États coloniaux», remarque Mathieu Arsenault, professeur au Département d’histoire de l’UdeM. En effet, «les frontières coloniales sont artificielles et ont été créées sans le consentement des Autochtones qui occupaient le territoire», souligne le professeur de science politique de l’Université Martin Papillon.
Mais cela ne veut pas dire que les Premières Nations ne reconnaissaient pas une certaine notion de délimitation des territoires. «C’était des frontières naturelles, comme un lac ou un marais, et non pas une ligne aléatoire sur un bout de papier. On tolérait qu’un voisin vienne chasser et pêcher sur son territoire, pour sa survie, tant qu’il ne pillait pas les ressources», soutient Marie-Pierre Bousquet. Contrairement à la notion de souveraineté telle qu’elle est comprise aujourd’hui, l’autorité sur le territoire émane de la relation avec celui-ci dans les cultures autochtones, précise Martin Papillon: «Il y a une dissonance culturelle et historique en arrière-plan.»
Il ne faut toutefois pas croire que les Autochtones étaient passifs. «Certaines communautés autochtones ont utilisé la frontière comme une manière de détourner des politiques coloniales à travers l’histoire», dit Mathieu Arsenault. Il donne l’exemple de l’Indian Removal Act de 1830, par lequel le gouvernement américain a entrepris d’expulser les communautés autochtones au-delà de la frontière que représentait le fleuve Mississippi. Face à ce mouvement de déportation connu sous le nom de Trail of Tears, certaines nations dont le territoire était à cheval entre les deux pays ont alors cherché une protection contre les politiques américaines en s’installant du côté canadien. «Même si les Premières Nations ne reconnaissent pas la légitimité des États à imposer la frontière, il est pertinent de noter qu’elles ont été en mesure de l’utiliser comme un instrument de résistance et de négociation avec les États coloniaux», ajoute-t-il.
Des droits à respecter
Ces frontières étatiques, bien qu’elles soient «problématiques et contestées du point de vue autochtone», selon Karine Millaire, ont des conséquences bien réelles sur les Premières Nations. Alors que les passages à la frontière sont de plus en plus contrôlés, la libre circulation pour entretenir les relations centenaires pourrait ainsi être complexifiée, même si la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones la garantit.
Depuis l’établissement de la frontière canado-américaine, divers accommodements ont été trouvés. «Les Autochtones n’ont jamais été officiellement consultés, mais on ne voulait pas se les mettre à dos, puisque c’était les principaux acteurs dans la traite des fourrures. Il y a eu des ententes de paix et d’amitié et l’on essayait d’être conciliant», observe Marie-Pierre Bousquet.
Parmi tous ces traités, le traité de Jay est l’un de ceux sur lesquels se basent les revendications autochtones. Signé en 1794 par la Grande-Bretagne et les États-Unis, il visait à résoudre certains désaccords commerciaux après la révolution américaine. «Ce qui est intéressant, c’est qu’un article traite spécifiquement des droits autochtones», indique Mathieu Arsenault. Ce traité reconnaît le droit de libre circulation et de commerce des Premières Nations et les exempte de payer des droits de douane. «L’idée était de respecter les requêtes de ces communautés qui demandaient de continuer à pratiquer la traite et à fréquenter leur territoire traditionnel, sans être victimes d’une frontière imposée par la révolution américaine. C’est une question de respect de la souveraineté autochtone», soulève-t-il.
Mais d’autres entraves importantes demeurent, notamment en matière de reconnaissance de traités oraux, qui ont une importance capitale pour les peuples iroquoïens comme les Haudenosaunee. «La communauté mohawk de Kahnawake a récemment eu gain de cause en Cour supérieure afin de faire reconnaître 10 traités oraux ainsi que la Covenant Chain Haudenosaunee, qui garantissent la circulation paisible et le développement économique sur un territoire aujourd’hui partagé entre le Canada et les États-Unis, mais l’affaire est en appel», explique Karine Millaire.
Dans le contexte actuel, est-ce que cette tolérance historique sera respectée? Les paris sont ouverts. «Les outils juridiques qui peuvent être invoqués pour protéger le libre passage risquent de ne pas avoir beaucoup de poids si Donald Trump décide de remettre en question la frontière actuelle», commente Martin Papillon.
Au-delà des questions hypothétiques
Avant de penser à une souhaitable ou possible participation des Premières Nations à une potentielle négociation de la frontière, le professeur Martin Papillon énonce des inquiétudes plus immédiates. «Ce qui est très réel en ce moment, ce sont les répercussions économiques de la guerre commerciale sur les communautés autochtones. En effet, dans sa réponse stratégique, le Canada semble vouloir intensifier la production économique et l’extraction des minéraux», mentionne-t-il. Or, cette logique d’intensification touche directement les communautés, dont les territoires risquent fort de susciter la convoitise.
Le Canada (et les provinces) devra donc veiller à ne pas mettre de côté les processus de consultation et de négociation avec les Autochtones… et ne pas adopter la technique «bulldozer» de ses voisins. «Quand Pierre Poilièvre dit qu’il veut des oléoducs, ça ne fonctionne pas comme ça au Canada, souligne Martin Papillon. Nous avons un processus d’évaluation des impacts et de consultation des communautés autochtones [NDRL: et même un droit au consentement], des droits ancestraux reconnus.»
Les frontières au Nord (là où de nombreuses communautés inuit et des Premières Nations agissent d’ailleurs comme premières sentinelles) et la remise en question de l’autorité canadienne en Arctique pourraient aussi être évoquées par Donald Trump «avant la remise en question de la frontière du sud», affirme Martin Papillon. «Dans le Nord, le Canada ne peut pas se payer le luxe de ne pas parler aux Autochtones», rappelle Marie-Pierre Bousquet.
Malgré tout, Karine Millaire voit dans ce moment historique une occasion pédagogique pour la population canadienne, alors que les agissements du président américain s’apparentent à ceux des puissances coloniales. «On essaie souvent de faire comprendre le point de vue autochtone: pouvez-vous imaginer ce que ça fait quand une puissance étrangère arrive et veut vous assimiler? Eh bien, c’est un peu ce qui se passe et les Canadiens et les Canadiennes trouvent ça aberrant», compare-t-elle.
Certaines voix se sont tout de même élevées dans les dernières semaines; le chef sortant de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, Ghislain Picard, et la chef de l’Assemblée des Premières Nations, Cindy Woodhouse Nepinak, ont souligné l’importance de faire participer les Autochtones à la réponse canadienne aux menaces américaines. «Les Autochtones ont leur mot à dire et ont des droits particuliers reconnus par la Constitution», conclut Marie-Pierre Bousquet. Reste à voir s’ils seront entendus.