Manifestation monstre pour le climat: des intérêts trop divergents nuisent à la lutte
- UdeMNouvelles
Le 9 octobre 2019
Les mouvements sociaux font partie intégrante de nos démocraties et sont des acteurs politiques à part entière, qui jouent à la frontière des institutions formelles.
Par Pascale Dufour, professeure titulaire au Département de science politique de l’Université de Montréal
Près d'un demi-million de personnes ont manifesté en faveur du climat le vendredi 27 septembre à Montréal. Les mobilisations ont aussi été très soutenues ailleurs au Québec: dans les villes de Québec, Trois-Rivières, Gatineau, Sherbrooke, notamment.
Comment expliquer l’ampleur de cette «expression en acte d’une opinion politique», pour reprendre les propos du sociologue français Olivier Fillieule afin de décrire les manifestations? Plusieurs explications sont possibles: certains mentionneront «l’effet Montréal». Ce n’est effectivement pas d’hier que des manifestations massives se déroulent dans la métropole. Depuis 2003 et le déclenchement de la guerre en Irak, Montréal est régulièrement la scène de mobilisations historiques.
D’autres souligneront la nature particulière du problème du climat: nous sommes toutes et tous concernés par cet enjeu, il serait donc plus facile de mobiliser les gens autour de cette cause que relativement à d’autres. Sans oublier la température clémente de ce vendredi, invitant à la marche, et faisant du réchauffement climatique un acteur en soi de la mobilisation!
Quelle que soit l’explication privilégiée, il faut ajouter, en arrière-plan, la présence d’une société civile forte, qui inclut non seulement le mouvement étudiant, mais les élèves du secondaire, en plus des groupes environnementaux et communautaires et des syndicats. Cette mobilisation de masse est de toute évidence le fruit d’un travail militant de longue haleine et n’est en rien «spontanée».
J’aimerais néanmoins proposer ici une autre explication, basée sur mes recherches portant sur les mouvements sociaux et l'action collective en perspective comparée.
Cette explication présuppose des liens entre les mobilisations de rue et l’arène partisane; autrement dit, ce qui se passe au Parlement ou à l'Assemblée nationale a un effet sur ce qui se passe dans la rue et inversement. Elle n’invalide en rien les explications précédentes, mais propose plutôt de porter un autre regard sur le 27 septembre. Elle cherche aussi à comprendre non pas tant pourquoi la mobilisation a émergé, mais pourquoi elle est d'une telle ampleur.
Les mouvements sociaux sont là pour de bon
En science politique, on s’attend à ce que les conflits politiques se déroulent normalement dans l’arène institutionnelle, c’est-à-dire le Parlement et l’Assemblée nationale.
Si les mouvements sociaux ont un rôle, ce devrait être celui de lanceurs d’alerte proposant de «nouveaux» enjeux au débat public, repris ensuite par les partis politiques et les élus.
On suppose généralement que les mouvements sociaux sont «incorporés» au système politique et qu’ils vont utiliser la voie institutionnelle pour faire valoir leurs revendications. Dans cette perspective, les mouvements sociaux ne sont pas considérés comme des acteurs politiques au long cours et ne sont pas au centre du fonctionnement de la démocratie représentative.
Ce n’est pas la position que je partage. Comme d’autres, je pense que les mouvements sociaux font partie intégrante de nos démocraties. Ils sont là pour de bon. Ils ont un rôle central à jouer de «vigilance citoyenne» et d'expression politique d'identités et d'intérêts. Ils ne sont donc pas une anomalie de notre système politique, mais bel et bien des acteurs politiques à part entière, qui jouent à la frontière des institutions formelles.
Il est donc intéressant de regarder les mobilisations pour le climat en lien avec l’arène partisane.
Un enjeu flou porté par des groupes indistincts
Dans l’arène partisane (fédérale ou québécoise), il ne semble pas y avoir de place politique pour permettre une réelle politisation de l’enjeu environnement.
Le seul clivage partisan qui existe sépare les climatosceptiques et les autres, renvoyant les «autres» à une masse indistincte sur le plan politique. Leurs démarcations politiques ne sont pas audibles. Si elles l’étaient, les débats se joueraient aussi sur le rapport à l’économie libérale capitaliste et la justice sociale. On verrait alors apparaître des différences fondamentales entre le groupe des «autres», qui s’opposerait à leur conception de ce que devrait être notre économie pour répondre aux enjeux du climat, à l’intervention attendue (ou non) de l’État, à la prise en compte des inégalités face aux changements climatiques.
Autrement dit, il n’y a pas de débat partisan sur la question climatique pour le moment ni de débat possible au sein des arènes institutionnelles. Le jeu politique se déroule donc dehors, dans la rue.
On considère, en sociologie, qu’un clivage politique existe s’il est porté par des forces politiques et sociales pendant une durée assez longue. Ce n’est pas le cas pour les enjeux environnementaux. Ceux-ci sont portés par une kyrielle de personnes, de réseaux et d’organismes (pensez-y, même les banques ont fermé leurs portes le 27 septembre en après-midi), mais sans parapluie clair. Les demandes sont très diverses, souvent peu précises et font référence à un ensemble très disparate d’actions qui touchent l’environnement.
Lutter contre le réchauffement climatique et faire du compost, est-ce vraiment le même combat?
À quoi pouvons-nous nous attendre face à une telle situation?
Le premier scénario possible est l’émergence d'une médiation politique, c'est-à-dire qu'un acteur politique ou un parti relaie les revendications de la rue dans les urnes, permettant la politisation partisane de l’enjeu. Jusqu'à présent, le Parti vert du Canada, bien qu'en croissance, n'a pas joué ce rôle.
Celle-ci n’enlèverait pas la mobilisation de rue, mais au moins tout le monde ne se retrouverait pas du même côté de la barrière ou presque. Il est en effet problématique pour un mouvement social de ne pas pouvoir jouer pleinement son rôle de protestataire parce que les ministres de l’Environnement sont à ses côtés. Dans ce contexte, la question de la cible de la mobilisation devient problématique, de même que celles des revendications ou des demandes. Cette première réponse est possible, mais peu probable, au moins à court terme.
Autre scénario possible: notre système de représentation politique n’étant pas au meilleur de sa forme, on peut s’attendre à une radicalisation de la protestation, au moins une partie de celle-ci. Comme on n’a jamais vu de mesures progressistes ou de nouveaux droits sociaux adoptés sans le poids de la rue, il y a de fortes chances que des processus similaires se reproduisent pour les questions environnementales.
Un exemple de cette radicalisation? Ce matin, des militants écologistes du groupe mondial Extinction Rebellion ont été arrêtés par les autorités après avoir grimpé dans la structure du pont Jacques-Cartier pour dénoncer le «manque d'actions significatives» dans la lutte contre les changements climatiques.
Car il est peu probable que, parmi les personnes mobilisées, toutes acceptent que la marche «historique» de 500 000 personnes survenue le 27 septembre ne serve à peu près à rien sur le plan politique. Il s’agira donc, pour les mobilisations, de réellement faire «irruption» dans la vie publique, par d’autres voies que celle du défilé auquel nous avons assisté. On peut s’en réjouir ou s’en inquiéter. Ce n’est pas vraiment la question ici, mais disons que la probabilité est grande pour que des formes plus subversives de protestation se mettent en place.
Dans toute cette histoire, les partis politiques en place, et nous sommes en campagne électorale, rappelons-le, ont une responsabilité très grande quant à la manière dont la mobilisation de masse en faveur du climat va se traduire sur le plan politique. Ils ne semblent pas en avoir conscience…
Cet article a été publié dans La Conversation dans le cadre d'une série conçue en collaboration avec UdeMNouvelles.