Étudier l'effet des politiques publiques sur les préjugés et les processus d'adaptation à la crise de la COVID-19
- Forum
Le 23 avril 2020
- Dominique Nancy
La professeure Roxane de la Sablonnière et son équipe mènent des recherches pour suivre l'évolution des comportements et des processus d'adaptation à la crise de la COVID-19 au Canada.
On a pu voir certains messages racistes dans les médias sociaux et même le président américain a tenu des propos discriminatoires. Comment prévoyez-vous étudier scientifiquement les sentiments haineux envers les personnes d'origine chinoise?
À une époque où les médias sociaux prennent une grande place et où les fausses nouvelles abondent, il est important de documenter les réflexions et de ne pas nécessairement se fier à ce qu’on voit ou entend sur Facebook, Twitter, etc.
L’objectif principal de nos travaux est de recueillir des données probantes sur le phénomène afin de pouvoir donner au public des informations solides. Il y a trois volets à notre recherche. Notre étude principale vise à suivre l’évolution dans le temps des politiques, des impressions, des normes, des préjugés et du bien-être. Il s’agit d’une recherche longitudinale avec 10 temps de mesure qui s’échelonnera sur cinq mois. La méthodologie est basée sur un large sondage représentatif de la population canadienne. Cela nous permettra de prendre le pouls des perceptions au moment où la crise se vit et de documenter le tout dans le temps.
Selon vous, les perceptions et les préjugés risquent de changer à mesure que la situation évoluera…
Au début de la pandémie, on voyait l’ampleur que le problème pouvait prendre, mais la situation était différente de ce qu’elle est en ce moment. Les enjeux sont extrêmement importants pour les groupes qui font partie des minorités visibles, les Chinois en particulier. Dans notre demande de subvention, on a mis l’accent sur l’aspect des préjugés et le rôle des politiques gouvernementales.
Est-ce que les préjugés vont perdurer? Quel sera l’effet des politiques gouvernementales en matière de santé publique sur les attitudes personnelles et les préjugés? Comment les messages à la population sur les politiques publiques doivent-ils être transmis, par qui et de quelle façon? Comment les médias sociaux interfèrent-ils avec les canaux de transmission habituels des politiques publiques? Dans quelle mesure le maintien de la cohésion sociale est-il principalement garanti par les politiques publiques gouvernementales? C’est ce qu’on veut savoir.
Pour ce faire, on va poser les mêmes questions toutes les deux semaines aux 3500 participants et participantes de toutes les provinces du Canada afin de suivre les trajectoires au fil de la crise, mais aussi tenir compte des évènements qui surviennent. Par exemple, le contexte peut être différent dans une semaine parce que les hôpitaux vont être de plus en plus débordés et le personnel de première ligne épuisé. Il est possible que la confiance de la population canadienne vis-à-vis des paliers de gouvernement se transforme dans le temps.
Les préjugés peuvent demeurer stables ou diminuer chez certains alors que, chez d’autres, on observera peut-être une augmentation. Cela peut notamment s’expliquer par le fait qu’à un certain moment l’économie va se mettre à aller mal et que les ressources des gouvernements vont commencer à s’épuiser. On va faire des analyses statistiques en comparant les données avec les variations des sentiments haineux et d’autres comme la menace perçue et la situation économique des répondants et répondantes à travers le temps.
Grâce à votre subvention, vous ferez aussi une étude qualitative auprès de personnes d’origine chinoise et une série d’expérimentations. Parlez-nous de ces deux autres volets de votre étude.
On veut réaliser des entrevues avec une vingtaine de Canadiens et Canadiennes d'origine chinoise afin de voir si leur expérience personnelle de la discrimination correspond aux préjugés rapportés par la population générale en lien avec l'émergence du coronavirus. Et enfin, dans notre troisième volet, on va tester de manière systématique l'efficacité des divers messages transmis à la population par les agents publics et les divers médias sociaux. Une série de six expérimentations contrôlées est prévue pour compléter le sondage représentatif.
Note: Ces recherches sont menées en collaboration avec les professeurs Jean-Marc Lina (École de technologie supérieure de Montréal), Dietlind Stolle (Université McGill), Donald M. Taylor (Université McGill) et le postdoctorant Mathieu Pelletier-Dumas (Université de Montréal).
«Il n’y a pas de place dans notre pays pour la discrimination nourrie par la peur et la désinformation», affirmait le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, en février dernier en réponse à une série d’actes et de messages haineux qui ont ciblé les personnes d’origine asiatique au début de la pandémie.
«Lorsque les gens vivent une grande menace ou une situation de crise, ils cherchent souvent des facteurs qui pourraient expliquer les causes et, malheureusement, les membres de groupes minoritaires peuvent alors servir de boucs émissaires», signale Roxane de la Sablonnière, professeure titulaire au Département de psychologie de l’Université de Montréal.
Depuis le début de ses études doctorales, terminées en 2002, elle s’intéresse aux changements sociaux profonds. Ses recherches l’ont conduite de la Russie au Nunavut en passant par la Mongolie, le Kirghizstan et le Grand Nord québécois. «Cela fait plus de 20 ans que je m’intéresse aux grands bouleversements comme la fin de l’apartheid en Afrique du Sud et l’effondrement de l’URSS. À part les Autochtones qui ont vécu la colonisation, nous n'avons pas subi beaucoup de changements dramatiques dans le monde occidental jusqu’à ce jour. Et parce que cela ne nous touchait pas directement, on s’y intéressait peu. Le financement pour la recherche était difficile à trouver», affirme la chercheuse, qui a récemment reçu 350 000 $ des Instituts de recherche en santé du Canada pour étudier les réactions de la population canadienne relativement à la pandémie de COVID-19.
Malgré cette bonne nouvelle, elle ne peut s’empêcher de ressentir une grande tristesse. «Aujourd’hui, on vit tous un drame et l’on commence seulement à se questionner. Plusieurs possibilités de financement sont offertes, des chercheurs se penchent maintenant sur ce type de questions. Pourquoi ne les a-t-on pas étudiées avant en tant que société? On serait beaucoup mieux préparé à la crise actuelle», estime-t-elle.
Grâce à cette subvention, Mme de la Sablonnière et son équipe mènent des recherches qui visent à suivre l'évolution des normes sociales perçues, des attitudes personnelles, des préjugés envers les personnes d'origine chinoise, du bien-être et du processus d'adaptation. La cohésion sociale est-elle possible en situation de crise? Quelle est l'influence des politiques publiques adoptées en réponse à la pandémie? Ces questions seront abordées dans leurs travaux, réalisés en collaboration avec des chercheurs de l’Université McGill et de l’École de technologie supérieure de Montréal.
Roxane de la Sablonnière explique pourquoi il est important de s’intéresser à ces questions.