Lorsque la désinformation rencontre la puissance des médias sociaux
- UdeMNouvelles
Le 30 mars 2021
- Martine Letarte
La désinformation est toujours présente en temps d’épidémie. Mais cette fois, elle rencontre la puissance des médias sociaux.
Depuis que la pandémie a éclaté, une multitude de théories du complot circulent, que ce soit sur l’origine du virus, les vaccins, Bill Gates, la 5G, la dictature ou encore comment Donald Trump est censé sauver le monde! Des chicanes ont éclaté et des liens se sont rompus en raison de l’adhésion à ces théories. On peut avoir l’impression que la désinformation nous est soudainement tombée sur la tête, mais elle est toujours présente, particulièrement lorsqu’il y a une épidémie. Cette fois par contre, la désinformation a rencontré la puissance des médias sociaux.
«La circulation facile de l’information est une bonne chose, mais le problème, c’est que des plateformes qui n’ont pas la vocation d’informer peuvent diffuser des informations de toutes sortes, y compris des aberrations, peu coûteuses à produire», affirme d’emblée Pierre Trudel, professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université de Montréal et expert en droit des technologies de l’information et de la communication.
Auparavant, il y avait une certaine corrélation entre la production d’une information de qualité par un média et sa capacité à aller chercher des revenus publicitaires. Ce n’est plus le cas aujourd’hui avec des entreprises comme Facebook. «Le modèle d’affaires de ces sociétés est fondé sur la collecte et la valorisation des données massives afin notamment de vendre de la publicité, explique M. Trudel. Ainsi, dès que la diffusion d’information, peu importe sa qualité, suscite l’attention des gens, elle crée de la valeur pour ces plateformes. La pandémie a vraisemblablement accéléré ou accentué le phénomène.»
La désinformation, vieille comme le monde
Si c’est la première fois que la désinformation rencontre la puissance des médias sociaux en temps de pandémie, la désinformation elle-même est loin d’être nouvelle. «La désinformation en temps d’épidémie, ça remonte à la nuit des temps!» déclare Denis Goulet, professeur associé à la Faculté de médecine de l’UdeM et spécialiste de l’histoire de la médecine et des maladies.
Il nous ramène au milieu du 14e siècle, alors que la peste noire frappait l’Europe de plein fouet. «On accusait les Juifs d’en être responsables même s’ils n’avaient rien à voir là-dedans.»
Il donne aussi l’exemple de la variole à Montréal en 1885-1886. «Les Canadiens anglais, par le biais de certains journaux, disaient que les Canadiens français étaient à l’origine de l’épidémie à cause de leur soi-disant malpropreté. La population canadienne-française était relativement pauvre et vivait dans l’est de Montréal dans des lieux parfois insalubres, mais on sait très bien qu’elle n’était pour rien dans la propagation de la maladie.»
Ensuite, la vaccination obligatoire contre la variole a été décrétée par les autorités municipales à une époque où les marchands anglais étaient influents. «Les Canadiens français accusaient les Canadiens anglais de vouloir les empoisonner pour affaiblir la population canadienne-française, raconte M. Goulet. C’était de la désinformation. La vaccination s’est faite de manière très maladroite, mais on voulait protéger la population.»
En 1918, la grippe espagnole a aussi engendré de la désinformation par des publicités frauduleuses de multiples produits qui prétendaient protéger les gens de la maladie, comme le sirop du Dr Lambert. «Le corps médical n’était pas aussi surveillé qu’aujourd’hui, certains médecins pouvaient gagner beaucoup d’argent avec des produits qu’ils fabriquaient et cela créait une fausse impression de protection et favorisait la dissémination du virus», indique M. Goulet, qui aborde cette question dans son livre Brève histoire des épidémies au Québec: du choléra à la COVID-19.
Plus près de nous, dans les années 80, il y a eu la pandémie du sida. «La désinformation a été terrible et a mené à une stigmatisation de certains groupes, note M. Goulet. On disait que le virus touchait seulement les homosexuels. On a aussi dit que le virus était véhiculé par l’air et des médecins refusaient de voir des patients atteints du sida pour cette raison.»
Par contre, historiquement, la désinformation se faisait à petite échelle. «C’était beaucoup du bouche-à-oreille, signale M. Goulet. Les gens se parlaient dans les réunions de famille, il y avait des discussions de taverne. Mais de nos jours, la désinformation peut se retrouver sur les médias sociaux et joindre énormément de personnes.»
Le besoin de légiférer
Pour Pierre Trudel, les États doivent mettre en place des règles adaptées aux activités qui se déroulent dans le cyberespace. «Le principal obstacle, c’est la croyance qu’on ne peut rien faire parce que cela se passe sur Internet, fait-il remarquer. Dieu merci, cette croyance est en train de reculer! Mais on a perdu beaucoup de temps et, au Canada, on a laissé se désarticuler le système médiatique, qui a connu plusieurs faillites, restructurations et fermetures.»
Des pays ont commencé à agir. La France prélève depuis 2020 une taxe sur les activités des géants numériques. L’Australie a pour sa part adopté, à la fin février, une loi obligeant les géants du numérique à rémunérer les médias pour la reprise de leurs contenus d’information.
Au Canada, en janvier 2020, le Groupe d’examen du cadre législatif en matière de radiodiffusion et de télécommunications, dont faisait partie Pierre Trudel, a rendu son rapport.
«Les recommandations comprennent l’imposition d’obligations pour ces plateformes de payer des droits d’auteur aux médias pour les articles qu’elles font circuler, mentionne M. Trudel. On préconise aussi d’obliger les médias sociaux à réinvestir dans la production d’information de qualité, notamment en retournant aux médias d’information une portion des ressources accumulées en valorisant les données des Canadiens.»
Le ministre du Patrimoine canadien, Steven Guilbeault, a déposé le projet de loi C-10, présentement à l’étude. Celui-ci vise à soumettre les géants du Web à la Loi sur la radiodiffusion et à leur imposer un cadre règlementaire comparable à celui des autres entreprises de radiodiffusion. En plus de les contraindre à payer des taxes au Canada, le ministre souhaite pouvoir règlementer le contenu afin de s’attaquer à la diffusion de discours haineux.
«Plusieurs pays ont entrepris de mettre à jour leurs lois par exemple afin d’interdire la diffusion de matériel trompeur uniquement pour induire en erreur ou de propagande haineuse, illustre M. Trudel. Au Canada, cela n’a pas encore été fait. Il est urgent de se donner les moyens d’appliquer ces lois dans le contexte actuel.»
Former des citoyens
Par contre, d’après le juriste, dans un système démocratique, il faut se résoudre à tolérer la circulation d’un certain nombre d’informations qui semblent relever de l’aberration pour quelqu’un de raisonnable.
«On fait le pari que, si l’information de qualité est disponible, la plupart du temps les gens feront le choix rationnel de retenir cette information, indique M. Trudel. Bon, on finit par en douter lorsqu’on regarde ce qui s’est passé aux États-Unis aux élections de novembre dernier. Il y a certainement des questions à se poser, mais ce n’est pas en essayant de censurer ce type de propos qu’ils disparaîtront.»
Pierre Trudel est plutôt d’avis que la solution passe par des politiques publiques qui encouragent la création et la diffusion d’une information de qualité. Il est aussi convaincu qu’il faut renforcer l’éducation aux médias. «C’est devenu un enjeu extrêmement important dans les sociétés démocratiques. Il faut arrêter de former des consommateurs et faire en sorte que les gens deviennent capables d’avoir un regard critique à l’égard de l’information qui circule. Et cela commence dès la petite enfance.»