Comment devient-on l’un des scientifiques les plus influents du monde?

Yoshua Bengio dans les locaux de Mila, l'Institut québécois d'intelligence artificielle en mars 2019

Yoshua Bengio dans les locaux de Mila, l'Institut québécois d'intelligence artificielle en mars 2019

Crédit : Maryse Boyce

En 5 secondes

Le professeur spécialisé en IA Yoshua Bengio vient d’être sacré troisième chercheur le plus cité au monde, selon un classement de l’Université Stanford. Quelle route mène à une telle notoriété?

C’est l’un des trois «parrains» de l’apprentissage profond. Son nom figure dans Le petit Larousse illustré 2023. Il a reçu le «prix Nobel de l’informatique». Il a fait de Montréal un carrefour en intelligence artificielle (IA). Grâce à ses recherches, nous pouvons par exemple déposer des chèques en prenant une simple photo, nous faire comprendre en parlant à notre téléphone et obtenir des pages Web traduites en français.

Et voilà que le chercheur en IA Yoshua Bengio consolide sa renommée en occupant la troisième position parmi les chercheurs les plus reconnus et influents dans le monde, tous domaines confondus, et le premier rang dans la catégorie des technologies de l’information et des communications. Ces résultats proviennent des données bibliométriques compilées annuellement par l’Université Stanford, en Californie. 

Comment le professeur du Département d’informatique et de recherche opérationnelle de l’Université de Montréal et fondateur de Mila – l’Institut québécois d’intelligence artificielle – est-il parvenu à atteindre de tels sommets? Quels sont les étapes et les évènements, mais aussi les traits de caractère qui lui ont permis de se tailler une place parmi les chercheurs les plus cités sur la planète?

Survol de la genèse de cette notoriété, entre ténacité, travail d’équipe et enthousiasme débordant. 

Pouvez-vous nous parler de vos débuts, de l’époque où l’approche que vous préconisiez avec Geoffrey Hinton et Yann LeCun était généralement discréditée? Et qu’est-ce qui a permis de changer la donne?

Je dirais que c’était une période intermédiaire, de la fin des années 1990 au début des années 2010. L’approche que nous proposions n’était pas à la mode, elle était considérée comme ancienne, collectivement abandonnée. Il a donc fallu un peu d’obstination et de confiance en nos idées, à un moment où j’avais même de la difficulté à convaincre mes propres étudiants et étudiantes d’y travailler.

Ce qui a joué en notre faveur est vraiment notre conviction en nos idées – et nous avions raison d’y croire [rires]! Nous avons travaillé ensemble, nous nous sommes soutenus et avons aussi pu progresser grâce à l’appui au début des années 2000 de l’Institut canadien de recherches avancées. Puis, nous avons démontré que les réseaux de neurones avaient un avantage sur les méthodes qui étaient alors à la mode. Nous avons ensuite eu une accumulation de résultats, dont certains ont eu des retombées considérables, à commencer par la parole, puis la vision par ordinateur et tout ce qui est modélisation du langage et la traduction et finalement la synthèse d’images. 

Vous parlez de l’importance du soutien mutuel entre vos collaborateurs pionniers de l’apprentissage profond. Diriez-vous que la collaboration et le travail d’équipe sont essentiels à la réussite?

Absolument. Selon moi, un des éléments les plus importants dans la recherche est la motivation. Et nous sommes grandement motivés par le regard des autres, quand nous avons l’impression que les autres sont intéressés par nos résultats. Être plusieurs à avoir une passion pour les mêmes sujets, se suivre et s’encourager change beaucoup de choses. L’image véhiculée par les films de science-fiction des chercheurs isolés dans leur laboratoire qui font des découvertes incroyables n’est absolument pas réaliste. La recherche est vraiment un travail d’équipe, tant localement avec les étudiants et étudiantes qu’internationalement avec les collaborations entre les laboratoires. 

Les collaborations «invisibles» sont aussi essentielles, c’est-à-dire les rencontres plus informelles dans les workshops à échanger nos idées, nos réflexions, nos observations, nos visions. Lorsqu’on partage, on grandit beaucoup plus vite. Et c’est justement ce type de rencontres qui nous ont permis d’avancer, Geoffrey Hinton, Yann LeCun et moi.

Justement, en 2019, vous avez remporté avec ces deux collègues le prix A. M. Turing, considéré comme le «prix Nobel de l’informatique». Pensez-vous que cette distinction a accru votre renommée?

Je crois que ce prix est plutôt venu couronner nos travaux précédents, que leur portée avait déjà été saisie. Il m’a toutefois permis de continuer avec encore plus d’énergie et d’enthousiasme pour aller au-delà de ce que nous faisions. Je ne m’assois pas sur mes lauriers et, de toute façon, je ne saurais pas quoi faire de ma vie autrement [rires].

Cet enthousiasme que vous évoquez fait-il aussi partie des clés du succès de vos projets?

Je pense que oui parce qu’il est communicatif, que ce soit dans mes classes ou dans des conférences. J’ai toujours été davantage un développeur de méthodes qu’un générateur de résultats époustouflants. Plusieurs de nos avancées scientifiques ont eu des effets notables lorsque d’autres équipes de recherche les ont repris à grande échelle ou de manière industrielle. 

Mon enthousiasme fait de moi un bon ambassadeur de l’idée, de la certitude de pouvoir faire quelque chose de transformateur. En recherche, il faut y croire avant de voir les résultats. Avoir confiance en soi et en ses idées, et avoir une facilité à les exprimer et à les expliquer aide à maximiser les retombées.

Et quel rôle accordez-vous au maillage entre la recherche et l’industrie?

L’industrie envoie un signal fort que les découvertes scientifiques sont crédibles et permettent des applications utiles. C’est un élément important qui influence les décisions gouvernementales d’investir dans la science, alors que la voix seule des scientifiques ne suffit pas toujours. 

Dans notre contexte, nos travaux sur les mécanismes d’attention dans les réseaux de neurones pour la traduction automatique ont conduit à des résultats exceptionnels quand Google a repris notre méthode. Grâce à Google, en un an, notre approche a été utilisée par des millions de gens et rapidement ensuite par presque toutes les compagnies qui se servaient d’un système de traduction. 

Vous êtes aussi un homme d’idées, de convictions, vous avez à cœur les enjeux sociaux, les changements climatiques, l’éthique. Pensez-vous que votre personnalité, au-delà du scientifique à l’expertise réputée, permet d’accroître votre influence?

Sûrement. Cela joue aussi dans la définition de ce que sont Mila et IVADO [l’Institut de valorisation des données] et dans la manière dont nous sommes collectivement perçus à l’étranger. Je suis curieux de tout. Quand nous avons vu l’industrie se saisir de l’apprentissage profond, je suis sorti de ma bulle de recherche pure et j’ai commencé à me préoccuper des enjeux en matière d’IA qui concernent la société, de ce qui va arriver une fois que nos technologies seront implantées dans différents domaines. 

C’était une démarche naturelle pour moi, je viens d’une famille qui s’est toujours intéressée aux injustices sociales, à l’évolution de la société, à la politique. Montréal aura été une ville pionnière de cette vision de l’IA responsable. Dans mon portefeuille de recherche, il y a des sujets très fondamentaux et d’autres très appliqués, par exemple l’application de l’IA pour faire avancer le bien social en santé, en environnement et en éducation, et je m’efforce d’établir les liens entre tout ça. 

Maintenant que vous êtes l’un des scientifiques les plus influents du monde, à quoi aimeriez-vous que serve cette notoriété?

La plupart des gens, dont les décideurs dans les entreprises et les politiciens, ne réalisent pas la puissance des technologies que nous sommes en train de mettre au monde. Nous travaillons sur des outils qui sont tellement puissants qu’ils pourraient mener à une forme d’autodestruction collective. À long terme, il s’agit qu’une seule personne capable d’utiliser ces outils soit mal intentionnée, recherche plus de puissance et soit prête à risquer le bien-être des autres pour que ces outils deviennent destructeurs, d’abord pour la démocratie, mais même pour l’existence de l’humanité.

J’ai l’impression que beaucoup de gens ne se rendent pas compte que nous fonçons dans un mur, que même s’il existe des solutions techniques elles ne serviront à rien s’il n’y a pas de changements au sein de nos systèmes politique et économique, de l’organisation de notre société et de nos mentalités. Sans conscience collective, les choses ne bougeront pas.

Mais je reste quelqu’un d’extrêmement optimiste. Soyons conscients des dangers possibles, mais ne nous décourageons pas. Au contraire, servons-nous de ces défis pour travailler avec notre tête et collectivement afin de trouver des solutions durables.