Immersion dans l’univers des photographies de ruines sur Instagram

Crédit : itsabandoned | instragram

En 5 secondes

Plusieurs millions de photographies de ruines urbaines sont présentes sur Instagram. Un attrait pour la décrépitude qui n’est pas que lugubre.

En tapant le mot-clic abandoned sur Instagram, on obtient plus de 10 millions d’occurrences. Pour le mot-clic urbex («exploration urbaine»), on franchit la barre des 11 millions. Les photographies en ligne à haute teneur visuelle de ruines en tout genre se multiplient: on trouve aussi bien des photos de maisons abandonnées dans les bois, de complexes délabrés envahis par la végétation que de cimetières marins engloutis par les eaux. 

Julianne Pilon s’est intéressée à ce phénomène dans le cadre de son mémoire en communication, réalisé sous la direction de Line Grenier, professeure au Département de communication de l’Université de Montréal. Nous nous sommes entretenus avec elle. 

Pouvez-vous définir ce qu’est le «ruin porn»?

Le terme ruin porn est intrigant, attirant et tire avantage d’une appellation assez libertine, provocatrice et très suggestive. L’expression est née dans les années 1980 pour décrire l’augmentation des touristes dans les rues de Detroit qui prenaient en photo les résidus postindustriels de cette grande ville américaine en déclin.  

Le ruin porn ou «voyeurisme de ruine» décrit la manipulation numérique de photos de ruines pour lui conférer un rôle fantomatique, fantasmagorique, mystérieux qui vient fétichiser la dévastation. Ces clichés de paysages postapocalyptiques vont devenir des artéfacts de lieux témoins des effets de la désindustrialisation.  

Ces photos d'endroits en ruine ne vont pas du tout aborder la réalité socioéconomique des gens qui se trouvent derrière. Elles sont décontextualisées, présentées sans description précise après avoir été modifiées notamment à l'aide de filtres. On va mettre beaucoup l'accent sur la misère puis le sensationnalisme.

Existe-t-il une esthétique du «voyeurisme de ruine»?

Tout à fait! On observe de nombreuses textures sur chaque photo de ruin porn. On voit aussi plusieurs effets de perspective et de profondeur. Ce sont des photos sombres dans lesquelles de la luminosité va pénétrer. Des fenêtres vont apporter des reflets ou de la clarté. 

Des éléments naturels figurent également dans les compositions: la végétation envahissante, l'eau, des moisissures viennent ajouter un effet de délabrement. 

On remarque que plus les lieux sont abandonnés, plus ils sont perméables. Les endroits sont de plus en plus altérés par le temps qui passe, les intempéries, les cassures structurelles entre l'intérieur et l'extérieur. Tout cela fait en sorte qu'il existe un flou entre intérieur et extérieur comme si l'absence humaine avait entraîné une perméabilité des lieux: la nature va reprendre ses droits sur ce qui a été laissé à l'abandon. 

Ce qui correspond à la facture visuelle du ruin porn, c'est aussi ce que ces éléments nous font ressentir. On éprouve beaucoup plus d'émotions intenses et profondes que devant d'autres images moins texturées et plus lumineuses. Ces atmosphères nous font vivre mélancolie et nostalgie.  

Comment expliquer le succès de ce contenu sombre sur Instagram?

L’attrait pour ce qui est postapocalyptique n’est pas nouveau, la peinture, la littérature, les jeux ou encore les séries télé n’y échappant pas. Cette obsession pour la fin du monde, pour la dévastation, mais principalement pour la finitude humaine a inspiré de nombreux grands auteurs, qui ont écrit sur notre peur de ne pas laisser de marque sur le monde. 

Je pense que cette fascination et ce questionnement à l’égard de notre finitude nous amènent à contempler maintenant des images de ruin porn. Qu'est-ce qui va rester après notre départ? Les structures, c'est sûr! Mais comment? On n’a pas la réponse! Oui, elles vont nous survivre. C’est très intéressant de voir que ces lieux sont de plus en plus perméables à la nature qui demeure: on va observer une végétation rampante, il va y avoir de moins en moins de frontières entre l'intérieur et l'extérieur comme il va rester de moins en moins de traces du passage humain sur Terre.  

En regardant une image décontextualisée, on peut se demander: qu’est-ce que c'était, que s'est-il passé, pourquoi l’endroit a-t-il été abandonné? Est-ce prémonitoire, est-ce vraiment ce qui va nous arriver, que va-t-il subsister quand on ne sera plus là? 

Les photographies de ruin porn nous permettent un questionnement existentiel par rapport à la production ainsi qu’à la surconsommation, à ce qu'il va rester derrière nous, que ces traces soient pertinentes ou pas.  

Le «voyeurisme de ruine» est-il un phénomène qui ne serait que négatif?

Certes, le manque de contextualisation ne permet pas nécessairement de raconter les histoires des gens rattachés aux structures photographiées. 

Mais ces photos encouragent la préservation de lieux à l’abandon. Ainsi, au-delà du ruin porn, se fédère une grande communauté d'exploration urbaine qui travaille à ce qu’ils soient protégés.  

Il y a aussi des travaux de revitalisation de ces endroits. Il ne s’agit pas de les reconstruire à tout prix, mais de regarder comment les utiliser. Des galeries d'art se recréent, des gens vont jusqu’à organiser des activités touristiques sur ces places désertées.

  • Crédit : itsabandoned | instragram
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