La sous-scolarisation des hommes: un iceberg à l’horizon

Robert Lacroix, recteur émérite de l’Université de Montréal

Robert Lacroix, recteur émérite de l’Université de Montréal

Crédit : Amélie Philibert | Université de Montréal

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S’il faut se réjouir de la présence majoritaire des femmes dans les universités, la sous-scolarisation des hommes s’avère inquiétante pour l’avenir, selon un collectif d’auteurs.

Les 70 dernières années ont donné lieu à une formidable montée de la fréquentation des universités par les femmes tant au Québec qu’au Canada.

Par exemple, elles formaient 22 % de la population étudiante universitaire au pays au début des années 1950. Suivant une (trop) lente mais constante progression, leur proportion s’établissait à 57 % en 2020. Le taux de diplomation a suivi la même tendance.

On visait la parité hommes-femmes, mais un renversement de tendance s’est produit à partir des années 1990. Et l’écart qui se creuse depuis, entre les hommes et les femmes dans les universités et pour ce qui est de la diplomation, n’a rien de ponctuel. Il n’est surtout pas attribuable au fait que les femmes auraient «pris la place» des hommes.

Les raisons sont multiples et plus profondes.

C’est ce qu’expose le livre La sous-scolarisation des hommes et le choix de profession des femmes, lancé le 28 mars aux Presses de l’Université de Montréal1, rédigé par les professeurs Catherine Haeck, Richard Ernest Tremblay et le regretté Claude Montmarquette, sous la direction de Robert Lacroix.

Recteur émérite de l’UdeM, M. Lacroix expose le fruit de cet ouvrage collectif et les enjeux que soulève la sous-scolarisation des hommes tout en évoquant quelques pistes de solution avancées dans le livre. L’entrevue de fond se limite toutefois à la première partie de l'ouvrage pour laisser au lectorat la découverte de la deuxième partie, tout aussi intéressante, portant sur le choix de profession des femmes.

Comment en venez-vous à la conclusion que les hommes sont sous-scolarisés par rapport aux femmes?

Les données nationales et internationales nous indiquent que la fréquentation universitaire des femmes s’est accentuée au fil des décennies. À partir des données anonymisées d’une cohorte d’étudiants et d’étudiantes de l’Université de Montréal, de HEC Montréal et de Polytechnique Montréal, nous avons aussi vérifié l’hypothèse qu’elles ont accès à plus de programmes que les hommes au moment de s’inscrire à l’université, car leurs notes leur ouvrent plus de portes. Et lorsqu’elles sont admises, elles réussissent mieux que les hommes.

Au Québec, pour la période de 1992 à 1996, 56,6 % des diplômes universitaires ont été délivrés à des femmes, 52 % au deuxième cycle et 36 % au troisième cycle. En 2018, 61 % des diplômes de baccalauréat, 60 % des maîtrises et 52 % des doctorats ont été décernés à des femmes.

Cette tendance s’observe aussi dans les cégeps: en 2018-2019, les programmes étaient fréquentés par 57,3 % de femmes, qui ont reçu 61 % des diplômes.  

Il importe de préciser que l’écart de diplomation en faveur des femmes n’est pas propre au Canada: le phénomène se vérifie également dans une quinzaine de pays européens pour lesquels nous avons obtenu des données.

Qu’est-ce qui explique cet écart de fréquentation et de diplomation dans les études postsecondaires?

Il semble que cet écart ait existé de tout temps. Par exemple, en 1954-1955, la proportion d’élèves ayant réussi les examens de fin d’année au primaire au Québec – la septième année à l’époque – était de 72 % pour les garçons et de 77 % pour les filles. Puis, en 1962-1963, 44 % des garçons du primaire avaient un retard scolaire, contre 33 % des filles. Et ce même retard était toujours présent en 1997-1998, touchant 25 % des garçons et 17 % des filles.

Il nous paraît évident que la partie se joue avant le postsecondaire. Et dans un rapport du Conseil supérieur de l’éducation datant de 1999, on disait que, s’il y avait un dénominateur commun à ces écarts, il faudrait parler d’une différence d’attitude par rapport à l’école et à la réussite: les filles aiment plus l’école que les garçons. Les enquêtes PISA [Programme international pour le suivi des acquis des élèves] sur les jeunes de 15 ans font ressortir certains comportements pouvant expliquer les faiblesses relatives des résultats scolaires des garçons: ils sont notamment moins susceptibles que les filles de lire par plaisir, de faire leurs devoirs, d’arriver à l’heure à l’école et, enfin, de faire leurs travaux scolaires par motivation intrinsèque.

C’est ce qui pourrait expliquer en partie que, en 2018-2019 au Québec, le taux de décrochage des élèves inscrits en formation générale au secondaire était de 17,8 % chez les garçons, contre 10,7 % chez les filles. Quant au taux de diplomation, il était de 90 % chez les filles et de 78 % chez les garçons en 2016-2017, soit un écart de 12 points de pourcentage.

Nous allons plus loin dans notre livre en nous appuyant sur les résultats d’études longitudinales, dont celles de Richard Ernest Tremblay réalisées au Québec. Ces études montrent que, dès l’âge de 17 mois, les filles ont, entre autres, un développement cognitif supérieur à celui des garçons et arrivent donc à la maternelle et au primaire plus aptes à réussir dans un cadre scolaire formel. Ce qui serait la cause profonde de la suite des choses. Nous utilisons et répliquons aussi d’autres études longitudinales pour mieux comprendre ce phénomène et voir comment y remédier.

Pourquoi la sous-scolarisation des hommes est-elle si préoccupante et quelles en sont les conséquences potentielles?

Comme on vient de le voir, le retard pris au primaire – et possiblement même avant – a des conséquences sur la diplomation au secondaire. Les écarts de compétences qui en découlent ont des répercussions évidentes sur la poursuite des études au-delà du secondaire et sur la diplomation à l’université.

En économie, la théorie du capital humain veut que les gens acquièrent par l’éducation une capacité supérieure, comme travailleurs, qui les rend plus productifs et leur permet de gagner des revenus plus élevés.

C’est ainsi qu’en 2018 en moyenne, pour les pays de l’OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques], le revenu d’une personne ayant un baccalauréat était 44 % plus haut que celui d’une personne détenant un diplôme d’études secondaires et cet écart atteignait 91 % pour les titulaires d'une maîtrise ou d'un doctorat.

Une autre conséquence de la sous-scolarisation des hommes est l’employabilité: toujours pour l’année 2018 dans les pays de l’OCDE, le taux d’emploi parmi les personnes de 25 à 34 ans n’ayant pas terminé leurs études secondaires était de 60 %, comparativement à 78 % pour les gens ayant un diplôme d’études secondaires ou une formation postsecondaire et de 84 % pour ceux possédant une formation universitaire.

Pour revenir aux études universitaires, les femmes ont un potentiel de choix disciplinaires et une probabilité qu’ils soient acceptés plus élevés que les hommes dans les programmes contingentés. Les hommes sont donc, plus fréquemment, contraints à des deuxièmes ou troisièmes choix disciplinaires au moment de leur entrée à l’université ou encore ils doivent interrompre leurs études en raison de notes plus faibles ou d’un manque d’intérêt pour les disciplines disponibles. En somme, les femmes sont plus à même d’étudier dans un domaine qu’elles préfèrent et dans lequel elles souhaitent obtenir un emploi.

Enfin, une autre conséquence, et non la moindre: l’OCDE estime que 14 % des travailleurs et travailleuses courent un risque accru que la plupart de leurs tâches actuelles soient automatisées au cours des 15 prochaines années, tandis que les tâches de 30 % des personnes salariées changeront considérablement et par conséquent les compétences requises aussi!

À l’inverse, moins de 5 % des titulaires d’un diplôme universitaire courent un risque élevé de perdre leur emploi en raison de l’automatisation, comparativement à 40 % de ceux et celles qui possèdent un diplôme d’études secondaires. Et un niveau plus haut de scolarité donne une capacité plus grande de réorientation professionnelle.

Au-delà de sa portée économique et sociale, l’éducation apporte beaucoup à l’individu. En effet, l’éducation lui permet de faire un énorme saut dans l’espace des connaissances et des savoirs existants. Ce processus transforme profondément et l’individu et les rapports qu’il a avec autrui et la société dans son ensemble. À cet égard, un écart éducationnel femmes-hommes déjà considérable et qui continue de s’accroître n’est sûrement pas sans conséquence.

Quelles pistes de solution proposez-vous?

Les solutions que nous suggérons sont nombreuses et elles misent sur le long terme, car il n’y a pas de solution rapide ou miracle. On ne peut faire réussir et diplômer au postsecondaire les hommes qui n’y sont pas.

Selon nous, il faut donc intervenir dès la période périnatale – par exemple par le biais de programmes de visites à domicile pour prévenir les carences nutritionnelles, les maladies infectieuses, la présence de neurotoxines et autres substances pendant la grossesse qui ont des conséquences sur l’enfant à naître. Le programme de nutrition prénatal Olo en est une belle illustration.

Autre exemple qui concerne la petite enfance: il est démontré que des programmes préscolaires offerts aux enfants de milieux défavorisés ont de nombreux effets positifs à long terme, tels les centres de la petite enfance au Québec. Or, il faut s’interroger sur les raisons pour lesquelles ce modèle ne parvient pas à joindre suffisamment les familles défavorisées.

Au primaire et au secondaire, la pratique du redoublement scolaire est aussi à revoir: c’est au Québec que le taux de redoublement est le plus élevé au pays, mais les résultats du PISA 2018 indiquent que le redoublement scolaire ne favorise peut-être pas la réussite et la persévérance. Par ailleurs, adapter l’horaire de classe au rythme circadien des adolescents paraît avoir des effets bénéfiques, et ce, sans engendrer de coûts additionnels. Aussi, il nous semble que le temps est venu d’augmenter l’âge de scolarité obligatoire à 18 ans ou jusqu’à l’obtention d’un diplôme d’école secondaire ou d’un équivalent, comme l’ont fait l’Ontario, le Manitoba et le Nouveau-Brunswick.

De nombreuses autres pistes de solution sont proposées dans notre livre, notamment en ce qui a trait aux études postsecondaires. 

En somme, les solutions existent et nous espérons que notre livre aura un écho auprès des différents et nombreux intervenants du monde de l’éducation – dont les politiciens – afin qu’ils et elles prennent acte des effets néfastes de l’écart de fréquentation et de diplomation entre les hommes et les femmes et fassent de cet enjeu une priorité pour enfin agir.


1. Robert Lacroix et autres, La sous-scolarisation des hommes et le choix de profession des femmes, Les Presses de l’Université de Montréal, 2023, 232 p.