L'IA en éducation: «Nous sommes la génération d'une très grande transition»
- UdeMNouvelles
Le 26 février 2025
- Martin LaSalle
La Faculté des sciences de l’éducation a organisé une conférence-midi riche en réflexions sur l'avenir de l'éducation à l'ère de l'intelligence artificielle.
«ChatGPT n'est qu'une patente à gosse comparativement à ce qui se développe actuellement dans les laboratoires.»
Cette déclaration franche de Valérie Pisano, présidente du Mila – l’Institut québécois d’intelligence artificielle –, a donné le ton à une conférence-midi riche en réflexions sur l'avenir de l'éducation à l'ère de l'intelligence artificielle (IA).
Organisée le 20 février par la Faculté des sciences de l'éducation de l'Université de Montréal, la rencontre qu’animait le chancelier Frantz Saintellemy a réuni experts et praticiens autour d'une question cruciale: comment s'approprier l'IA en éducation alors que la technologie évolue plus vite que nos capacités d'adaptation?
Les professeurs du Département de psychopédagogie et d’andragogie Bruno Poellhuber et Normand Roy se sont joints à Valérie Pisano pour explorer les promesses, les défis et les zones d'ombre de cette révolution annoncée.
Possibilités et projections pour l'avenir en éducation
À la première question sur les possibilités et défis de l'IA en éducation, les trois panélistes ont offert des perspectives complémentaires. Selon Valérie Pisano, nous vivons «une très grande transition avec l’IA, qui n’est pas juste une technologie: les changements qui vont en découler vont perdurer à travers les générations et nous sommes la génération pionnière».
Aussi prévoit-elle que le rôle de l'enseignant évoluera vers celui de facilitateur d'expérience plutôt que transmetteur de connaissances.
Bruno Poellhuber, qui se qualifie de «geek optimiste», voit dans l'IA un outil précieux pour le personnel enseignant. «La question de savoir s’il faut ou non avoir recours à l’intelligence artificielle en éducation ne devrait pas se poser, estime-t-il. L'IA peut aider à faire des choix pédagogiques, concevoir du matériel, élaborer des plans de cours entre autres.» D’après une étude qu’il a réalisée en novembre 2023, peu de professeurs et professeures d’université utilisaient alors l'IA dans leur travail, mais une deuxième phase de l’étude est en cours afin de suivre l’évolution de la situation à ce chapitre.
Quant à Normand Roy, il a mis l'accent sur les applications pratiques, notamment la rétroaction rapide et personnalisée pour l'acquisition des compétences, ainsi que l'utilisation de tableaux de bord pour prédire le décrochage scolaire et les abandons.
Comment s’adapter à l’IA en éducation, telle est la question
Bruno Poellhuber a abordé le mythe de la disparition des enseignants. «Être professeur est un métier complexe et ce n'est pas demain que l'IA va remplacer celui ou celle qui l’exerce», a-t-il assuré tout en plaidant pour une «intelligence augmentée où IA et intelligence humaine collaborent».
Selon lui, on n’a pas à se demander si l’IA se substituera aux enseignants. «La question fondamentale concerne la façon dont on se situera en enseignement face à l’IA. Comment s’adapter à ce monde en mouvement? Il n’y a pas encore de réponse», a-t-il admis.
Valérie Pisano a mis en garde contre une vision à courte vue. «Ce n'est pas pour des outils comme ChatGPT qu'on investit des milliards dans la recherche en intelligence artificielle: l'objectif véritable est de créer des agents capables d'analyser, de prédire et d’agir», a-t-elle dit. D’après elle, l'intelligence artificielle d’aujourd’hui «est déjà périmée d'un an par rapport à ce qu’on développe actuellement dans les laboratoires».
Normand Roy a évoqué une étude récente menée par des équipes de Microsoft et de l’Université Carnegie Mellon selon laquelle l’utilisation croissante de l’IA générative au travail peut entraîner une diminution de la pensée critique chez les employés. «Pourquoi résumer un texte si l'IA peut le faire? Pour développer d'autres compétences plus fines parce qu’il faut maintenir et préserver la construction de nos compétences», a-t-il insisté.
L’importance de la formation en IA pour tous
Au sujet de la formation du personnel enseignant en matière d’intelligence artificielle, Normand Roy a souligné l'importance d'inclure des psychologues et pédagogues dans la création des outils reposant sur l’IA. Il juge aussi essentiel de former les étudiantes et étudiants aux questions éthiques et légales.
Présentant les résultats de son étude de novembre 2023, Bruno Poellhuber a mentionné que 43 % des étudiantes et des étudiants n'utilisaient pas l'IA «par peur du plagiat et en raison de la méfiance qu’ils éprouvent à l’égard des GAFAM». Plus préoccupant encore à ses yeux, «les cadres et administrateurs sont ceux qui avaient le moins de connaissances en IA, alors que ce sont eux qui sont appelés à prendre des décisions à cet égard».
C’est pourquoi il estime que l’ensemble du personnel en éducation devrait être formé relativement à l’IA, tels les aides pédagogiques et les bibliothécaires.
Pour sa part, Valérie Pisano a indiqué que les enseignants et enseignantes doivent employer les outils de l’IA pour les apprivoiser. «On vit dans une époque d’expérimentation et il faut être clair sur ce qu'on veut accomplir, ce qu'il faut préserver et ce qu'on est prêt à laisser aller tant en éducation que dans les autres domaines», a-t-elle affirmé.
Que réserve l’avenir quant à l’IA?
Interrogés sur la posture à adopter vis-à-vis des 5 à 10 années à venir, les panélistes ont livré des visions distinctes. Pour Valérie Pisano, l'université devra repenser son rôle fondamental. «Le métier de nos jeunes sera d'apprendre à apprendre et de faire des liens et de créer des intersectionnalités. La structure des disciplines actuelles n'existera plus», a-t-elle prédit.
Normand Roy espère voir les acteurs de l'éducation plus engagés dans le développement de l'IA. «Il y a de l'IA dans nos classes et c'est souhaité et souhaitable qu'ils aient leur mot à dire sur la façon dont les outils sont conçus», a-t-il plaidé.
Bruno Poellhuber insiste lui sur l'importance des connaissances riches tout en s'inquiétant de la perte potentielle d'aptitudes cognitives. «Il faut aider les apprenants à développer leurs compétences et à enrichir leur réseau cognitif», a-t-il soutenu.
«Avoir peur ou être confiant relativement à l’IA, ce n’est pas utile, a conclu Valérie Pisano. Oui, c’est le désordre actuellement et l’on n’a pas à choisir maintenant la direction à prendre: bien que l'IA soit une technologie puissante, c'est l'humain qui doit en contrôler l'utilisation et en déterminer les limites, et s'assurer que l'IA sert l'éducation et non l'inverse.»
Des étudiants partagés entre enthousiasme et inquiétude
Interrogés à l’issue de la conférence, cinq étudiantes et étudiants ont fait part de leurs réflexions, qui reflètent à la fois l'enthousiasme par rapport aux possibilités offertes par l'IA et l’inquiétude quant à son développement.
Jonathan Morcos, à la maîtrise en didactique des mathématiques, a noté un décalage entre les réflexions fondamentales présentées et leur application pratique. «On a déjà du retard en éducation et l'on essaie de rattraper le futur», a-t-il déploré. Fort de son expérience dans un projet d’élaboration d'un outil de tutorat pour les cégépiens basé sur l'IA, il a souligné l'importance de «séparer l'utilisation de l'IA en éducation de celle dans une discipline autre».
Candidate à la maîtrise en didactique du français langue seconde, Ariane Tremblay a exprimé un intérêt particulier pour la dimension relationnelle de l'IA. «Je voyais l'IA comme servant à traiter l'information, mais cela m'a ouvert une nouvelle porte concernant l'aspect des relations sociales», a-t-elle dit. Elle s'interroge toutefois sur la façon dont ces réflexions universitaires peuvent inspirer les enseignants sur le terrain. «Comment faire le pont avec les gens en classe, comment faire pour que ces réflexions se rendent jusqu'à eux?» a-t-elle demandé.
Marianne Parent, également à la maîtrise en didactique du français langue seconde, retient surtout la dimension philosophique des échanges. «Quel est notre rôle, comment va-t-on se situer dans ce nouveau paradigme? Je ne sais pas, mais malgré les nombreuses questions soulevées, je suis confiante face à l'avenir», a-t-elle déclaré.
Samuel Caron, étudiant au baccalauréat, avait une position plus nuancée. «Jusqu'où la dépendance peut-elle mener à la déshumanisation? C'est un bémol important, a-t-il signalé. Mais si l'on utilise l’IA à bon escient et avec bienveillance, ça peut être utile et pertinent.»
Étudiante à la maîtrise en administration de l'éducation, Jasmine Goerlach-Laparé a soulevé un point qui lui semble crucial: «Ce qui manque, c'est de la formation en gestion du changement. Je suis préoccupée par la fracture numérique: il y a une partie de la population qui n'est pas dans le coup et une autre partie qui est dans les laboratoires, où les choses sont rendues très loin…»