Et si l’IA devenait un outil de dépistage psychologique?

Crédit : Getty

En 5 secondes

Des chercheurs se sont servis de réseaux neuronaux artificiels pour prédire si des personnes présentaient des symptômes souvent observés dans la dépression, l'anxiété ou la schizophrénie.

Jean Gagnon, Frédéric Gosselin et Vincent Taschereau-Dumouchel

Jean Gagnon, Frédéric Gosselin et Vincent Taschereau-Dumouchel

Crédit : Jean Gagnon (courtoisie), Frédéric Gosselin (Amélie Philibert, Université de Montréal) et Vincent Taschereau-Dumouchel (RDD de l'Université de Montréal)

Vous regardez un même tableau avec un ami. Vous trouvez la peinture paisible et réconfortante, tandis que votre ami perçoit une scène particulièrement triste. Une telle différence s’explique, car notre perception du monde est profondément influencée par nos expériences personnelles, nos souvenirs, nos émotions et nos schémas cognitifs. 

Ces variations dans la manière de percevoir les choses jouent un rôle central dans notre santé mentale, où certaines distorsions de perception peuvent être associées à différents troubles de santé mentale. Jusqu’à présent, c’était des spécialistes en psychologie qui pouvaient les détecter cliniquement.  

Et si l’intelligence artificielle (IA) pouvait aider à comprendre comment la perception du monde est déformée par certains problèmes de santé mentale comme la dépression, l'anxiété ou la schizophrénie? C’est ce que se sont demandé à l’Université de Montréal Shawn Manuel, étudiant au Département de psychiatrie et d’addictologie et le professeur de la même unité Vincent Taschereau-Dumouchel, ainsi que Jean Gagnon et Frédéric Gosselin, professeurs au Département de psychologie. Dans une étude réalisée auprès de plus de 200 personnes, ils proposent une approche novatrice qui utilise les réseaux neuronaux artificiels pour cartographier nos expériences subjectives et révéler ainsi comment nos perceptions peuvent influencer notre santé mentale. 

Prendre en compte les narratifs de plus de 200 personnes

Pour cette étude, 210 adultes âgés de 18 à 86 ans ont rempli des questionnaires qui mesurent une variété de symptômes en santé mentale. Chaque personne a observé 30 images et a décrit ses impressions.  

Il y avait 10 images du test de Rorschach montrant des taches d’encre abstraites, 10 d'un autre groupe d'images, le Thematic Apperception Test, présentant des scènes ambigües et 10 images relatives à des émotions extraites d'une autre banque d'images, l’International Affective Picture System. «Les participants et participantes ont rédigé un court texte décrivant ce qu’ils voyaient, ce qu’ils ressentaient, la présence éventuelle de personnages, leurs actions, le contexte et le dénouement possible de différentes scènes», explique Shawn Manuel. 

Les descriptions ont ensuite été analysées pour évaluer leur caractère positif ou négatif et le niveau de stimulation provoqué par chaque image.  

Cartographier l’expérience subjective

Une même image est décrite. Certains sujets y voient une scène de dur labeur agricole et d’autres y perçoivent des éléments liés à l’éducation. Deux images bien différentes sont générées à partir de ces descriptions.

Une même image est décrite. Certains sujets y voient une scène de dur labeur agricole et d’autres y perçoivent des éléments liés à l’éducation. Deux images bien différentes sont créées à partir de ces descriptions.

Crédit : Etude "Towards a latent space cartography of subjective experience in mental health"

Les descriptions ont été transformées en représentations numériques à l’aide d’un réseau neuronal artificiel. «Nous avons élaboré une méthode qui prend en compte les réponses en langage naturel et qui convertit ensuite ces récits en nombres sur une carte. À partir de ces nombres, nous avons alors établi des associations avec le profil de santé mentale des participants et participantes», précise Shawn Manuel. 

L’équipe a constaté que les personnes participantes présentant des symptômes élevés et celles avec des symptômes faibles d’apathie (définie comme un déficit persistant de motivation et qui est souvent associé à la dépression) et d’impulsivité mettaient en avant des thèmes distincts dans les images qu’elles regardaient. Par exemple, face à une image ambigüe de ferme où une jeune femme tenait un livre, certains sujets voyaient une scène de dur labeur agricole, tandis que d’autres y percevaient des éléments liés à l’éducation. Un procédé utilisant une technique d'IA générative a permis de créer des images illustrant les différences entre les groupes. Ce procédé a révélé une image reflétant l’aspect éprouvant évoqué dans le premier groupe, alors que l’image du deuxième groupe reflétait le côté éducatif. 

Des résultats surprenants: ce que les réseaux neuronaux révèlent

Les résultats ont montré que les réseaux neuronaux pouvaient prédire avec assez de précision les évaluations affectives des participants et participantes. En d'autres termes, à partir de la description qu'une personne faisait d'une image, l'IA pouvait deviner si elle la trouvait positive ou négative, stimulante ou apaisante. 

Plus impressionnant encore, les chercheurs ont constaté que les descriptions pouvaient aider à distinguer des symptômes d’apathie, d'impulsivité, des comportements compulsifs ou des idées intrusives. Cela indique que la manière dont nous parlons de notre environnement reflète notre état mental et que l'IA peut contribuer à détecter des schémas subtils. 

Enfin, une question ouverte invitait les participants et les participantes à exprimer leur perception d’eux-mêmes. De façon surprenante, cette simple description permettait de bien prédire les symptômes mesurés à l’aide de questionnaires standards en santé mentale. 

Demain, les psychologues remplacés par l’intelligence artificielle?

Est-ce à dire que, demain, on n’aura plus besoin de consulter des psychologues? Pas si vite! Si, pour Vincent Taschereau-Dumouchel, l’intérêt renouvelé pour la psychothérapie à travers le prisme de l’IA est encourageant, il tient toutefois à souligner un point essentiel: les innovations technologiques ne doivent pas faire oublier l’importance du cadre rigoureux qui régit la pratique psychothérapeutique. «Ce n’est pas parce que l’intelligence artificielle existe que, soudainement, les psychologues vont disparaître. Une gamme de professionnels de la santé mentale doivent d’abord s’assurer que tout est règlementaire et efficace. Nous en sommes seulement au commencement. Ça va prendre du temps», prévient-il. 

Quant à Shawn Manuel, il tient à distinguer leur approche de celle des robots conversationnels traditionnels comme ChatGPT. «Si notre modèle repose sur une technologie de langage similaire, il s’en différencie par sa stabilité: pour une même entrée, il mène toujours à la même sortie», mentionne-t-il. Cette constance permet, selon lui, une cartographie objective du langage, où des réponses verbales analogues se traduisent par des coordonnées proches dans l’espace de données. «Les agents conversationnels, eux, ne sont pas conçus pour ça», dit-il, évoquant la variabilité de leurs réponses devant une même question. Cette instabilité, ajoute-t-il, représente un risque non négligeable en contexte psychothérapeutique, un écueil que leur propre méthode cherche à éviter.