De l’idée à l’essai clinique: un ultramarathon scientifique

Par UdeMNouvelles
En 5 secondes Une découverte sur la protéine RAF chez la mouche à fruit a mené, après 20 ans de recherche et de collaborations, à un essai clinique pour une thérapie contre les tumeurs solides.

Une étape majeure dans la recherche sur le cancer a été franchie récemment avec le démarrage d’un essai clinique de phase I pour une thérapie à petite molécule contre les tumeurs solides. La molécule en question inhibe la protéine RAF, qui fait partie de la voie de signalisation protumorale RAS-MAPK. Cette avancée a été rendue possible par la synergie entre les équipes d’Anne Marinier, directrice de l’Unité de découverte de médicaments de l’Institut de recherche en immunologie et en cancérologie (IRIC) et professeure au Département de pharmacologie et physiologie de l’Université de Montréal, et de Marc Therrien, directeur de l’Unité de recherche en signalisation intracellulaire et directeur général de l’IRIC et professeur à la Faculté de médecine de l’UdeM.  

Retour et explications sur le travail de longue haleine, entamé sur la drosophile ou mouche à fruit et s’étalant sur plus de 20 ans, qui a permis d’atteindre la phase clinique.  

 

Questions Réponses

Quelle est l’origine de ce projet de recherche?  

Marc Therrien: Ce projet trouve son origine dans une découverte que nous avons réalisée vers la fin des années 2000 chez la drosophile. Nous avions à l’époque élucidé le mécanisme d’activation de l’oncogène RAF, qui repose sur la dimérisation, soit l’union de deux protéines RAF. Cette avancée nous a naturellement conduits à envisager le développement d’inhibiteurs qui bloqueraient ce processus. Toutefois, cette approche s’est révélée beaucoup plus complexe que prévu et a constitué un défi majeur au cours des 15 dernières années!

Quels ont été les grands jalons ayant mené à un essai clinique de phase I pour votre molécule thérapeutique?

MT: Divers financements, obtenus entre autres du gouvernement fédéral [par les Instituts de recherche en santé du Canada] et de la Société canadienne du cancer, ont permis de lancer le projet. Cette phase initiale a mené à l’élaboration de biocapteurs capables de suivre de manière simple et fiable la dimérisation de la protéine RAF en cellules, établissant ainsi une preuve de concept pour la désignation de composés inhibiteurs de cette dimérisation.

Nous avons ensuite établi une collaboration stratégique de cinq ans [2012–2017] entre notre équipe, un partenaire pharmaceutique et l’Unité de découverte de médicaments de l’IRIC grâce au soutien financier d’IRICoR [commercialisation de la recherche]. Cette collaboration a abouti à une première molécule capable, avec certaines limites, de bloquer l’activation de l’oncogène RAF.

C’est pendant la période 2017-2020 que nous avons mis au point une nouvelle série de molécules, plus stables et plus diversifiées, présentant un véritable potentiel en tant que têtes de série, c’est-à-dire des composés dont l’optimisation peut mener à de nouveaux médicaments. Nous avons aussi démontré pour la première fois que nos molécules avaient une efficacité in vivo chez la souris. Ces étapes n’auraient pas été franchies sans le soutien de la Société canadienne du cancer et des contributions philanthropiques.

En 2020, grâce à IRICoR, un nouveau partenaire industriel a été trouvé: la compagnie Ipsen, avec laquelle nous avons signé un partenariat de deux ans pour optimiser notre série de composés en vue de produire un candidat clinique. Ce partenariat a mobilisé des chimistes de l’Unité de découverte de médicaments, dirigés par Pierre Beaulieu, et des biologistes de mon laboratoire, sous la direction d’Hugo Lavoie. À l’issue de cette collaboration, une molécule candidate a été sélectionnée, menant à la signature d’un contrat de licence avec Ipsen au début de l’année 2023.

Enfin, grâce à des études précliniques effectuées en 2023-2024 avec Ipsen, celle-ci a obtenu l’autorisation de la Food and Drug Administration des États-Unis pour entreprendre un essai clinique de phase I chez des patients atteints de tumeurs solides. Cet essai clinique a débuté en mars 2025 dans un premier centre hospitalier américain et s’étendra prochainement à d’autres hôpitaux aux États-Unis et en Europe.

Quelle a été la contribution de l’équipe d’Anne Marinier à l’Unité de découverte de médicaments de l’IRIC?

MT: La participation de l’équipe d’Anne Marinier a été tout simplement déterminante. Lorsqu’il s’agit de transformer une hypothèse biologique en éléments chimiques thérapeutiques, l’expertise en chimie médicinale est indispensable: concevoir, synthétiser et optimiser des molécules est un savoir-faire que seuls des chimistes chevronnés peuvent apporter. La présence d’une sous-équipe en chimie informatique à l’Unité de découverte de médicaments, qui soutient la conception des molécules par des techniques d’arrimage, des expériences de dynamique moléculaire et l’apprentissage automatique, a aussi été essentielle pour guider les chimistes et accélérer l’optimisation des molécules.

À quel moment du développement le réel potentiel de cette molécule a-t-il été constaté?  

Anne Marinier: En découverte du médicament, les molécules synthétisées sont testées et caractérisées selon une séquence très précise d’essais biologiques, appelée «arbre d’évaluation». Un bon candidat progresse dans cet arbre d’évaluation en répondant à des critères préalablement définis liés à l’activité et aux propriétés. En chimie médicinale, on commence à croire au potentiel d’une molécule lorsqu’elle satisfait à une grande majorité de ces critères et plus précisément lorsque sa puissance et ses propriétés pharmacocinétiques permettent de l’évaluer dans un modèle d’efficacité à une dose jugée acceptable. C’est cette étude d’efficacité in vivo qui permet de confirmer si la molécule possède un véritable potentiel thérapeutique. Dans le cas de notre molécule candidate, les premières études d’efficacité ayant démontré une inhibition de la croissance tumorale ont été réalisées sept mois après sa première synthèse. C’est à ce moment-là que l’équipe a commencé à nourrir de réels espoirs.

Quelle est la quantité de travail nécessaire pour mettre au point et perfectionner une telle molécule?

MT: La mise au point d’un médicament est un travail titanesque et de longue haleine qui repose sur la collaboration de nombreuses équipes aux expertises complémentaires. Au-delà des étapes essentielles de recherche fondamentale, les premières phases de la découverte d’un médicament comportent entre autres la recherche de matière chimique bioactive, ce qui mobilise généralement une petite équipe de cinq à six chimistes et biologistes.   

Dans le cas du projet RAF, cette étape initiale a nécessité la synthèse et l’évaluation biologique de plus de 900 nouvelles molécules avant que nous parvenions à mettre au jour la famille chimique de notre molécule candidate. L’étape suivante, soit l’optimisation de cette série pour concevoir et retenir un candidat répondant à tous les critères d’un médicament, incluant une efficacité thérapeutique démontrée in vivo, a exigé l’étude de plus de 950 nouvelles molécules additionnelles. Ce travail colossal a été effectué par plus d’une vingtaine de chercheurs, agents de recherche, experts en propriété intellectuelle, employés de compagnies de services scientifiques externes et bien d’autres. 

Quel serait votre souhait à plus ou moins court terme pour cette molécule thérapeutique?  

MT: Mon souhait le plus cher est que cette molécule puisse, un jour, contribuer à sauver des vies. La mission fondamentale de l’IRIC est de faire avancer la lutte contre le cancer. Si les essais cliniques en cours s’avèrent concluants et mènent à la mise en marché d’un médicament efficace, prescrit aux patients pour améliorer leur espérance et leur qualité de vie, nous pourrons alors affirmer avec fierté: mission accomplie! Au-delà de la portée clinique, un tel succès aurait aussi des retombées importantes, en termes à la fois de notoriété et de retours financiers, pour l’IRIC et l’Université de Montréal. 

Aujourd’hui, quel est votre sentiment devant cette réalisation exceptionnelle?  

AM: J’aimerais d’abord que la communauté de l’UdeM prenne la pleine mesure de cet exploit accompli en milieu universitaire, avec des fonds extrêmement limités, sans commune mesure avec les budgets de l’industrie pharmaceutique. J’aimerais qu’elle soit fière de la recherche fondamentale menée par ses chercheuses et chercheurs et de la qualité de la recherche translationnelle qui se développe sur ses campus.

MT: Je suis confiant pour la suite, mais aussi réaliste. La mise au point d’un médicament est comparable à un sport extrême: c’est un parcours long, imprévisible et semé d’embûches. Chaque obstacle sur la route doit être surmonté avec rigueur et résilience. Je suis animé par la conviction profonde qu’un jour, grâce à la science, à l’ingéniosité des gens qu’elle mobilise et à la force du travail d’équipe, nous franchirons la ligne d’arrivée. Et, au bout du chemin, un véritable médicament contre le cancer changera la vie des patients.

Partager