Les humanités en santé: d’Hippocrate à 2024

La Faculté de médecine profite de l’occasion pour ouvrir plus grand la porte aux sciences humaines et sociales dans son cursus.

La Faculté de médecine profite de l’occasion pour ouvrir plus grand la porte aux sciences humaines et sociales dans son cursus.

Crédit : Courtoisie

En 5 secondes

Alors qu’elle est à renouveler son programme de médecine, la Faculté de médecine de l'UdeM réfléchit aux façons de faire davantage de place aux arts et humanités pour ainsi demeurer à l’avant-garde.

Le mouvement est déjà en marche: un peu partout en Occident, les facultés de médecine font la part belle aux arts et humanités. La Faculté de médecine de l’Université de Montréal n’est pas en reste. Visionnaire, elle multiplie les initiatives en ce sens depuis une vingtaine d’années.

Tandis que des équipes multidisciplinaires procèdent à une révision de son programme de médecine en vue de le centrer sur l’humain, la collectivité et l’environnement, la faculté profite de l’occasion pour ouvrir plus grand la porte aux sciences humaines et sociales dans son cursus.

C’est ainsi que, dans le programme actualisé, des contenus et modalités pédagogiques issus des arts et humanités contribueront à façonner des habiletés liées à l'observation et à l'analyse chez les étudiantes et étudiants, en parallèle des cours de pathologie et immunologie, microbiologie et infectiologie, hématologie, pharmacologie, dermatologie, homéostasie et tutti quanti.

Au-delà des savoirs biomédicaux

Olivier Beauchet

Olivier Beauchet

Crédit : Courtoisie

Le but? Insuffler une bonne dose d’humanisme dans la formation médicale en lui conférant une dimension émotionnelle, réflexive et sociale. «Dans notre société moderne dominée par les progrès technologiques et scientifiques, la médecine est devenue très technique. Plus on avance dans les études, plus les connaissances dominent et plus on se doit d’être objectif. Ce faisant, on s’éloigne de ses émotions et l’on perd en empathie. Or à la base, la médecine est une relation d’aide. Les arts et humanités aident à se réapproprier le monde, à renouer avec les autres et avec sa propre sensibilité», expose le Dr Olivier Beauchet.

Le professeur du Département de médecine et titulaire de la Chaire de recherche en économie créative et mieux-être se penche depuis longtemps sur les façons d’introduire plus d’humanité dans les soins afin d’améliorer l’état de santé des personnes âgées. Pour lui, la preuve est faite que l’art accroît la relation de l’individu avec lui-même et la société. Un constat repris par un rapport de l'Organisation mondiale de la santé paru en 2019 qui préconise le recours aux arts comme outil de promotion de la santé et de mieux-être des populations.

Une école d’été…

Aspasia Karalis

Aspasia Karalis

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Sur la base de données probantes, le gériatre a contribué à mettre sur pied une école d’été unique alliant l’art, la culture et la santé à l’UdeM. Pendant cinq jours, des étudiantes et étudiants des 2e et 3e cycles ainsi que des membres du personnel de la santé et d’autres domaines ont pu explorer les effets bénéfiques d’actions artistiques et culturelles – musée, théâtre, musique, danse, art-thérapie – sur la santé mentale, physique et sociale des populations.

À l’occasion de cette formation, la Dre Aspasia Karalis a fait une présentation sur les méthodes pédagogiques des arts visuels pour l’enseignement en santé. «L’intention n’est pas d’en faire des poètes ou des artistes, mais d’inciter les futurs et futures médecins à une certaine humilité vis-à-vis des savoirs. Il y a quelque chose de complémentaire à apprendre des artistes qui illustrent la maladie ou du patient partenaire qui utilise le récit de soi en médecine narrative», souligne la professeure adjointe de clinique du Département de pédiatrie.

Responsable du cours d'histoire de la médecine, elle insiste sur l’importance de cultiver une pluralité de savoirs pour façonner l’identité professionnelle des médecins. «La spécialisation exerce une pression sur la formation médicale. L'idée est d’offrir un enseignement à la fois spécialisé et humaniste de manière à créer un lieu propice à l'érudition en matière d’arts et d’humanités en médecine [critical health humanities] et de favoriser la création d'un carrefour intellectuel avec des programmes de formation et des projets de recherche communs pour faire progresser les réflexions collectivement. Au final, on veut amener les étudiantes et les étudiants à aiguiser leur jugement et à acquérir des compétences en communication et des habiletés en relation de soin», dit la Dre Karalis.

… et un stage sur la relation de soin en préambule

Marie Leclaire

Marie Leclaire

Crédit : Courtoisie

Autre initiative «humaniste» menée avec succès depuis deux ans à la Faculté de médecine: le stage clinique intensif d’un mois sur la relation de soin du Bureau du patient partenaire. Atelier au musée, atelier sur le corps avec une metteuse en scène et un comédien, discussions avec des patients partenaires, séminaires de textes, cours en médecine de famille sur l’alliance thérapeutique… L’expérience conçue par une équipe professorale de tous horizons (des médecins, une psychologue, des patients partenaires, des professeures et professeurs en sciences humaines) a permis à de futurs professionnels et professionnelles de la santé d’intégrer de nouveaux savoirs sur le soin.

La psychologue Marie Leclaire a participé à la conception du stage qui, tout comme l’école d’été, préfigure l’intégration des humanités en santé. «Pour développer leur art du soin, les étudiantes et étudiants ont besoin de savoirs issus de différentes perspectives. Les humanités apportent des cadres scientifiques et pédagogiques qui favorisent le développement de la pensée critique sur le soin afin de former de meilleurs soignants», affirme la professeure adjointe de clinique du Département de médecine de famille et de médecine d’urgence.

Marie-Pierre Codsi

Marie-Pierre Codsi

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Sa collègue Marie-Pierre Codsi, qui a coorchestré la formation, en est convaincue. «Les arts et les humanités donnent des outils pour penser par soi-même, être à l’écoute, adopter une posture éthique et comprendre la complexité des enjeux. Nos apprenants nous le disent: ils ont besoin d’un espace pour réfléchir et cultiver leur empathie», soutient la médecin de famille et professeure adjointe de clinique du Département de médecine de famille et de médecine d’urgence.

Ces deux projets innovants et bien d’autres encore à l’UdeM, tels Les sages, le Bureau de l'éthique clinique et le Bureau du patient partenaire, auront en quelque sorte mis la table pour faire de l’intégration des arts et humanités un principe directeur du renouveau du programme de médecine.

Les humanités en santé ne datent pas d’hier

Avec ces nouveaux contenus au menu, la Faculté de médecine de l’Université de Montréal prend part au mouvement déjà en marche, ici comme ailleurs. Un mouvement qui s’est enclenché dans les années 1990, mais qui remonte en fait… à l’Antiquité.

Au temps d’Hippocrate, l’enseignement de la médecine fait une large part aux connaissances dites non scientifiques. Au Moyen Âge et à la Renaissance, on va plus loin encore: pour entrer en médecine, il faut porter le titre de «maître ès arts»!

Aux 19e et 20e siècles, les avancées scientifiques et techniques relèguent les humanités au second plan du monde hospitalo-universitaire. Les sciences cliniques ou «sciences dures» prédominent dans les cursus, tandis que les arts et lettres se voient accoler le statut de «sciences molles».

À partir des années 1950, le développement de l’éthique biomédicale favorise un retour progressif des sciences humaines et sociales dans le cursus médical. La promulgation du «code de Nuremberg», en 1946, qui précise les conditions à satisfaire pour que les expériences pratiquées sur l'être humain soient considérées comme «acceptables» d'un point de vue moral ou éthique, va contribuer grandement à leur résurrection.

En Amérique, le professeur canadien H. B. Van Wyck fait office de précurseur en 1951 avec son article sur le rôle des humanités dans l’éducation des médecins. Dans les années 1960, les medical humanities (humanités médicales) colonisent l’enseignement médical américain – un terme qui évoque plus largement la contribution des arts et humanités dans le monde médical. Un peu partout en Occident, les initiatives se multiplient dans les facultés de médecine.

Le véritable tournant s’effectuera toutefois au début des années 1990 aux États-Unis et en Europe. L’enseignement des humanités en santé, jusqu’ici disparate et expérimental, se professionnalise et s’organise.

En 2020, l’Association of American Medical Colleges s'engage à soutenir l'intégration des arts et humanités en médecine dans son rapport The Fundamental Role of Arts and Humanities in Medical Education. L’Association canadienne des sciences humaines en santé vient à son tour en appui aux initiatives collaboratives favorisant l’intégration des sciences humaines et sociales dans les professions de la santé, notamment avec l’appui de l’AMS Healthcare, qui finance des chaires de recherche en histoire de la médecine.