Plus que jamais, les inégalités sont nocives pour la santé

  • Forum
  • Le 7 avril 2020

  • Martin LaSalle
Des inégalités discrètes qu’on tolère dans nos démocraties donnent lieu, en contexte de pandémie, à des contrastes troublants; c’est pourquoi certains philosophes parlent du droit à la santé comme d'un droit de la personne fondamental, indique la professeure Ryoa Chung.

Des inégalités discrètes qu’on tolère dans nos démocraties donnent lieu, en contexte de pandémie, à des contrastes troublants; c’est pourquoi certains philosophes parlent du droit à la santé comme d'un droit de la personne fondamental, indique la professeure Ryoa Chung.

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La solidarité de tous en contexte de pandémie repose avant tout sur des principes éthiques de justice sociale, selon la professeure Ryoa Chung, du Département de philosophie de l’UdeM.

Ryoa Chung

La pandémie causée par le coronavirus révèle à quel point les inégalités sociales se répercutent sur la santé des personnes qui étaient vulnérables avant la crise ou qui le sont devenues par la suite.

La professeure Ryoa Chung, du Département de philosophie de l’Université de Montréal, nous explique en quoi les inégalités sociales sont nocives pour la santé des individus et désigne certains des enjeux éthiques que pose la pandémie pour les collectivités, les États et le multilatéralisme international.

Pourquoi la santé doit-elle constituer un droit de base d’un point de vue philosophique?

Les inégalités de santé illustrent concrètement les questions complexes de justice sociale. Quand on voit progresser devant nos yeux une pandémie qui marquera l’histoire du 21e siècle, on peut dire que les inégalités sociales et leurs conséquences sur la santé ‒ au sein d’une société, entre les pays et à l’échelle mondiale ‒ constitueront des sujets préoccupants de recherche pour les années à venir. Les répercussions sociales et sanitaires des mesures de confinement en Inde en sont une démonstration tragique. Mais des inégalités plus discrètes qu’on tolère dans nos propres démocraties donnent lieu, en contexte de pandémie, à des contrastes troublants entre ceux qui perdent leur emploi et ceux qui peuvent se réfugier dans des résidences secondaires plus confortables par exemple.

L’idée n’est pas de réduire toutes nos questions de justice à leur seule portée sur la santé, car nous ne voudrions pas vivre dans des régimes autoritaires où tout le monde serait en parfaite santé, mais dépossédé des libertés fondamentales. Il s’agit plutôt de comprendre comment les inégalités de santé pointent en direction d’inégalités sociales considérées comme injustes dès lors qu’elles privent des individus, des groupes sociaux ou des populations entières des conditions de possibilité de l'exercice des libertés fondamentales. C’est en ce sens que certains philosophes parlent du droit à la santé comme un droit de base.

Quel est le lien entre les inégalités sociales, les inégalités de santé et la pandémie?

Le modèle des «déterminants sociaux de la santé» est un cadre de recherche bien établi dans le domaine de la santé publique. L’idée principale consiste à mieux comprendre les relations de causalité entre les facteurs socioéconomiques qui déterminent les conditions d’existence d’un individu, d’un groupe social, d’une population et les états de santé.

De fait, le modèle des déterminants sociaux de la santé tente de mieux cerner les mesures de santé publique préventives et ne constitue pas un mode d’emploi pour la gestion des situations d’urgence ni une théorie de la justice. Toutefois, les épidémies et les crises humanitaires révèlent l’étendue des inégalités sociales qu’on tolère en temps «normal», mais qui auront un effet délétère sur la santé d’une population si des mesures politiques ne sont pas mises en place pour compenser diverses formes de précarité socioéconomique ou de discrimination systémique. On se rend compte que ces vulnérabilités structurelles de santé sont non seulement moralement questionnables du point de vue de la justice, et ce, bien avant la catastrophe, mais également très coûteuses d’un point de vue purement pragmatique.

Certes, la gestion nationale des mesures de santé publique représente des défis colossaux pour tous les pays. Toutefois, en l’absence d’un système public de santé robuste, la pandémie de COVID-19 aux États-Unis exacerbe les problèmes de gouvernance et des inégalités structurelles, mettant en péril la vie de millions de gens sans assurance privée et celle de migrants illégaux sans couverture médicale. Dans des pays plus autoritaires comme la Chine, le contrôle de l’information a des répercussions directes sur la santé des populations. Dans d’autres pays comme le Canada, les conséquences terribles d’une pandémie à multiples vitesses sont à craindre là où existent des foyers d'infection cloisonnant certaines communautés autochtones dans les conditions historiques du colonialisme et de la pauvreté.

À l’issue de cette crise, tous les pays touchés devront se livrer à un examen approfondi des disparités sociales qui auront eu les contrecoups les plus désastreux pour leur société en vue de mettre en place des mesures préventives non seulement sur le plan sanitaire, mais aussi sur le plan politique. Il faut espérer que cette pandémie nous obligera à élaborer des modèles autres d’économie internationale et d’organisation sociale pour mieux prévenir les crises futures.

Quels sont les principaux défis à relever du point de vue de l’éthique des relations internationales?

Les disparités de santé accentuées par la pandémie montrent au grand jour les failles d’un ordre mondial permettant des inégalités abyssales. Le développement plus récent des théories de justice globale plaide en faveur d’obligations morales d’entraide humanitaire et d’institutions suffisamment contraignantes pour nous y obliger, non pas au nom de la charité, mais au nom des droits de la personne universels.

Des objections plausibles contre un idéal cosmopolitique jugé naïf peuvent conduire à justifier une forme de statu quo préconisant la fermeture des frontières au nom de l’intérêt national perçu comme finalité légitime de tout gouvernement responsable. Toutefois, l’histoire contemporaine de la configuration des entités politiques ‒ de l’État-nation aux régionalismes en passant par les régimes fédéraux ‒ témoigne aussi de la valeur instrumentale des structures élaborées de multilatéralisme qui sont nécessaires pour gérer des enjeux collectifs de manière plus optimale. Si pour certains le Brexit était une démonstration du contraire, la pandémie de COVID-19 nous rappelle que seules des instances transnationales de coordination, de partage d’informations et de ressources seront en mesure d'orchestrer efficacement les actions erratiques des uns et des autres.

Cependant, nous sommes confrontés à un paradoxe complexe. Les mesures de confinement sont la manifestation d’un grand repli sur soi et du chacun pour soi dans l’espoir de contenir le coronavirus à l’intérieur de ses frontières. Bien que ces mesures d’urgence sanitaire soient nécessaires et soutenues par l’Organisation mondiale de la santé, elles donnent également lieu à des discours xénophobes et racistes, préconisant le darwinisme social et une forme d’égoïsme moral dont souffrent présentement des millions d’individus complètement laissés-pour-compte en tant que migrants clandestins ou réduits à l'indigence extrême dans les camps de réfugiés.

Or, tôt ou tard, les coronavirus sans frontières qui se propagent à toute vitesse dans les contextes de pauvreté menaceront la santé des populations les mieux nanties. Les crises sanitaires et environnementales révèlent de manière inquiétante l’interdépendance structurelle qui nous lie les uns aux autres. Si l’argument moral ne parvient pas à nous convaincre des principes éthiques de la solidarité, les sceptiques moraux doivent néanmoins reconnaître l’argument prudentiel selon lequel l’intérêt national bien compris passe nécessairement par la coopération de tous.

L’un des grands défis consistera donc à surmonter le dilemme entre la sécurisation de la santé au nom de l’intérêt national et la poursuite de l’idéal de la santé globale pour tous. Il ne fait aucun doute que nous devrons consacrer tous nos efforts interdisciplinaires de recherche à concevoir des modèles de gouvernance globale de santé publique capables de contraindre tous les pays à beaucoup plus de transparence et de responsabilité internationales en vue de préparer les moyens de prévention, d’adaptation et de mitigation face aux crises sanitaires, sociales et environnementales à venir.

D’un point de vue prudentiel, la meilleure manière de se préparer pour éviter les catastrophes futures est de tirer les leçons de la crise actuelle et de penser la justice en santé dès aujourd’hui. Si l’on a beaucoup insisté sur les avantages pragmatiques de l’équité dans le domaine de la santé, il importe toutefois de ne pas perdre de vue que la solidarité de tous en contexte de pandémie repose avant tout, d’un point de vue philosophique, sur des principes éthiques de justice sociale, internationale et intergénérationnelle.

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