Un chimiste propose l’indépendance pharmaceutique du Canada
- Forum
Le 28 avril 2020
- Mathieu-Robert Sauvé
Le directeur du Département de chimie de l’UdeM, André Charette, pense que le Canada pourrait être indépendant sur le plan pharmaceutique.
Le Canada pourrait être indépendant dans son approvisionnement en médicaments s’ils étaient produits sur son territoire, au lieu d’attendre de recevoir des ingrédients actifs pharmaceutiques de l'extérieur, estime André Charette, directeur du Département de chimie de l’Université de Montréal et chercheur en chimie organique et pharmaceutique. «Nous possédons une technologie de pointe et l'expertise pour produire à peu près n’importe quelle petite molécule sur demande qu’on peut ensuite acheminer aux compagnies capables d'en faire la formulation destinée au marché», explique-t-il au cours d’une entrevue avec UdeMNouvelles.
Le 18 avril, le premier ministre François Legault a mentionné que le Québec pourrait bientôt faire face à une pénurie de médicaments nécessaires au traitement des personnes infectées par le coronavirus, dont le propofol, le midazolam, le rocuronium, le cisatracurium et le fentanyl. Le professeur Charette a jugé bon de s’engager publiquement en faveur d’une autonomie pharmaceutique pour le Québec, et plus généralement pour le Canada. «Nous sommes parmi les leaders mondiaux dans la synthèse de molécules à petite échelle, plaide-t-il. Pourquoi ne pas tirer profit de cette expertise?»
Depuis 2010, l’Université de Montréal s'est démarquée parmi d'autres centres universitaires canadiens dans ce que les spécialistes appellent la synthèse en flux continu. Une cinquantaine d’étudiants aux cycles supérieurs et de chercheurs postdoctoraux ont été formés à cette technologie depuis 10 ans. D'autres chercheurs tant au Canada que dans le monde contribuent également à cette nouvelle technologie. Parmi les établissements qui se situent dans le peloton de tête figurent le Massachusetts Institute of Technology, l'Université de Cambridge et University of Graz.
La production de l'ingrédient actif pharmaceutique qui compose le propofol employé en milieu hospitalier, par exemple, est facilement envisageable en flux continu. Cet analgésique puissant, abondamment utilisé dans le traitement des malades atteints de la COVID-19, est obtenu à partir de deux molécules soumises à des conditions particulières. Les méthodes de production traditionnelles nécessitent des installations importantes pour assurer une fabrication de masse. Or, la synthèse en flux continu pourrait contribuer à résoudre ce problème.
Faire moins, mais plus vite et sur demande
Le principe de cette approche est facile à comprendre: plutôt que de produire de grandes quantités de molécules actives dans d’immenses réacteurs d'un seul coup ‒ certains ont la taille d'un immeuble de deux ou trois étages ‒, on en fabrique dans de petites installations pas plus grosses qu’un réfrigérateur. Résultat: au lieu d'attendre la fin du processus pour livrer des centaines de kilogrammes de ces molécules d'un seul coup qui seront ensuite converties en comprimés ou en liquides injectables, on en produit de plus petites quantités, mais de façon continue. Le procédé est généralement rapide pour obtenir une dose prête à être livrée ‒ comparativement à l'attente de plusieurs jours dans le cas des installations classiques. «On peut ainsi mieux répondre à la demande. En temps de crise, c’est un élément déterminant», précise le professeur Charette.
Quand la quantité de produit souhaité est atteinte, on peut cibler un autre ingrédient actif pharmaceutique et l’on recommence avec une nouvelle «recette» qui aura été préalablement optimisée. «Certains médicaments sont plus complexes que d’autres, mais ils répondent tous à une série de règles très précises qu’il suffit d’appliquer convenablement», résume le chimiste, qui a été titulaire de la Chaire de recherche du Canada en synthèse de molécules bioactives de 2005 à 2019 et qui codirige le Centre en chimie verte et catalyse du Fonds de recherche du Québec‒Nature et technologies.
Pour le professeur Charette, la production locale de médicaments pourrait répondre à un souhait plusieurs fois exprimé par le gouvernement québécois: produire localement et acheter «québécois».
Quelques semaines
La synthèse de molécules en flux continu existe depuis plusieurs années, si ce n'est pas des décennies dans d'autres branches, mais l’équipe montréalaise sous la gouverne d'André Charette a su exploiter son potentiel selon une approche interdisciplinaire. Pas moins de 11 chercheurs font partie du groupe financé par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, parmi lesquels on compte des spécialistes de la chimie organique, bioorganique, analytique et des ingénieurs. Quant à la plateforme de synthèse en flux continu située au Département de chimie de l'Université de Montréal, elle a vu le jour grâce à un financement de 4,4 M$ de la Fondation canadienne pour l’innovation en 2009.
Actuellement, la capacité de production est limitée à un ou deux composés actifs, mais elle pourrait être rehaussée rapidement. Si cette proposition était jugée recevable par l’État québécois, on pourrait aller de l'avant et avoir des résultats prometteurs en quelques semaines. Il est évident que la conception d'ingrédients actifs pharmaceutiques à l’échelon provincial est tout à fait jouable et envisageable si tout le monde met la main à la pâte, car la préparation de médicaments est un processus complexe qui nécessite plusieurs étapes en plus de la synthèse de l'ingrédient actif pharmaceutique (contrôle de qualité, synthèse GMP, règlementation et validation, formulation, etc.). Cependant, universitaires et industriels peuvent relever ce défi et donner une chance équitable au Canada de pallier la pénurie de médicaments.
«Les Américains, pour ne citer que nos voisins, ont beaucoup investi dans cette technologie. Il est temps que le Canada se mette au diapason et agisse en tant que chef de file en synthèse de molécules en flux continu», conclut le professeur Charette.