Emmanuel Kattan: questions de mémoire

Daniel Jutras et Emmanuel Kattan

Daniel Jutras et Emmanuel Kattan

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Le recteur Daniel Jutras rencontre Emmanuel Kattan pour discuter de la mémoire, un thème central de la thèse de doctorat de l’auteur et qui inspire encore largement ses écrits.

La philosophie mène à tout, dit l’adage, et Emmanuel Kattan, qui a signé quatre romans depuis 2008, ne le fait pas mentir. On pourrait ajouter que la philosophie mène aussi partout: à Oxford et Paris, où le diplômé du baccalauréat (1989) et de la maîtrise (1991) a poursuivi ses études doctorales; à Londres, où il a travaillé pendant 15 ans auprès de la délégation générale du Québec et du Commonwealth; et à New York, où il est actuellement directeur de l’Alliance Program à l’Université Columbia. Le recteur Daniel Jutras et lui se sont rencontrés virtuellement pour discuter de la mémoire, un thème central de la thèse de doctorat de l’auteur et qui inspire encore largement ses écrits.

Daniel Jutras: Permettez-moi d’abord de vous offrir mes condoléances pour la mort de votre père, Naïm Kattan, que vous avez perdu cet été. C’était un auteur remarquable, une personnalité encore très verte sur le plan intellectuel, alors que ce n’est pas toujours le cas pour beaucoup de personnes en fin de vie. Vous êtes-vous intéressé au rapport à la mémoire des personnes en perte cognitive?

Emmanuel Kattan: J’ai vu des proches qui ont été affectés par de graves pertes de mémoire et j’en suis venu à réaliser que ce n’est pas seulement la possibilité de se rappeler certains mots ou noms qu’on perd, c’est aussi la capacité de dire voilà où j’étais dans ma vie, voilà où je suis et où je m’en vais. La mémoire n’est pas simplement le pouvoir de se souvenir du passé, c’est aussi la faculté de se raconter soi-même, de faire un récit.

DJ: Ma mère, qui tenait un journal, a noté scrupuleusement tout ce qui lui est arrivé pendant de très longues périodes. Elle peut ainsi reconstruire les évènements de son passé, mais je remarque que son récit de ces faits est en train de changer…

EK: Il faut savoir prendre ses souvenirs avec un grain de sel. Avant d’entrer à l’université, je tenais moi-même un journal et la manière dont je racontais certains faits de ma vie au moment où ils se sont produits n’a plus grand-chose à voir avec la mémoire qui s’est constituée au fil des ans. Or, les souvenirs de la personne que j’étais n’étaient pas nécessairement plus authentiques que ceux que je garde aujourd’hui, puisqu’ils étaient conditionnés par ce que je vivais à l’époque. C’est pour cela, justement, qu’on a besoin de récits parce que c’est en racontant qu’on donne une cohérence à nos souvenirs.

DJ: Nous pouvons maintenant pratiquement faire un archivage numérique de nos vies. Croyez-vous que cela change notre rapport aux souvenirs?

EK: Je lisais récemment un article qui expliquait que cet archivage peut altérer les souvenirs, et cela, très tôt dans la vie. Prenons l’exemple d’une jeune fille qui, après avoir chanté à un concert de fin d’année à l’école, regarde sa performance sur le téléphone de sa mère. Ce geste risque de modifier son souvenir de l’évènement: alors qu’elle ressentait un sentiment de grande fierté, elle ne pourrait retenir, après le visionnement, que cette fausse note ou ce pas de danse qui n’était pas parfait.

DJ: Votre thèse parlait du «devoir de mémoire», qui est l’impératif de connaître et de reconnaître les erreurs du passé pour ne pas les répéter. Ce concept est encore très actuel alors que les Premières Nations vivent de terribles deuils liés au passé. Comment voyez-vous la situation?

EK: Nous sommes aujourd’hui face à une multiplicité de mémoires collectives, qui sont aussi des assises identitaires pour un certain nombre de groupes. Il faut que les mémoires des Premiers Peuples soient entendues et il faut que l’exercice de justice et de réparation soit entrepris. C’est une étape essentielle et nous devons nous donner le temps de la vivre pleinement. Mais une fois cet exercice fait, il nous faudra passer à une autre étape et reconstituer ce que nous sommes ensemble, car une société ne peut être formée que de mémoires multiples. Elle doit pouvoir se raconter et envisager un avenir collectif. C’est ce discours commun qu’il nous reste à trouver.

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