«La musique qui vient du froid: arts, chants et danses des Inuit»

Karoo Ashevak, Sans titre (joueur de tambour), vers 1973, os de baleine, ivoire, matière noire. MBAM, achat, don de L. Marguerite Vaughan.

Karoo Ashevak, Sans titre (joueur de tambour), vers 1973, os de baleine, ivoire, matière noire. MBAM, achat, don de L. Marguerite Vaughan.

Crédit : Public Trustee of Nunavut, Estate of Karoo Ashevak. Photo MBAM, Christine Guest

En 5 secondes

L’ethnomusicologue Jean-Jacques Nattiez réalise une vaste synthèse sur la musique inuk des régions circumpolaires. Un panorama à explorer dans un ouvrage érudit et dans une exposition au MBAM.

Dans les sociétés inuit, le mot musique n’existe pas en tant que tel. Et pourtant, la musique chez les Inuit a fait l’objet de recherches par l’ethnomusicologue Jean-Jacques Nattiez, professeur émérite de la Faculté de musique de l'Université de Montréal. Il vient de réaliser la plus vaste anthologie sur le sujet de l’Alaska jusqu’au Groenland en passant par le Canada et qui s’étend de la période précoloniale jusqu’à aujourd’hui. Il montre que, jusqu’à récemment, chant et chamanisme étaient indissociables dans toutes ces régions.

Le résultat se lit dans un superbe livre d’art de 500 pages qui comprend une centaine de reproductions d’œuvres d’art: sculptures, dessins et estampes de chants de gorge, de danses à tambour et d’autres expressions musicales. La musique qui vient du froid: arts, chants et danses des Inuit renvoie également à un vaste corpus d’enregistrements sonores et de vidéos accessibles en ligne.

Jusqu’au 12 mars 2023, ces œuvres d’art représentant visuellement l’univers musical des Inuit sont exposées au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) dans le cadre de l’exposition ᑐᓴᕐᓂᑐᑦ TUSARNITUT! La musique qui vient du froid.

Un fonds d’instruments et d’œuvres d’art inuit d’un chercheur exposé au MBAM

Depuis plus d’un demi-siècle, Jean-Jacques Nattiez se passionne pour la musique inuk. Lorsqu’il a mis sur pied, dans les années 1970, le Groupe de recherche en sémiologie musicale à la Faculté de musique de l’UdeM, il a cherché à créer un environnement de travail qui comporterait des œuvres d’art sur cette thématique. Il a aussi déposé au Laboratoire d’ethnomusicologie et d’organologie de l’Université des instruments comme divers tambours et un tautirut, une vielle inuk.  

Il a également acheté dans des galeries d’art des représentations visuelles liées à la musique inuk et a ainsi constitué une collection unique. Les danses à tambour y sont à l’honneur. Ainsi, une gravure de Kananginaq Pootoogook représente un danseur masqué jouant du tambour et une sculpture en ivoire de Silas Kayakjuak montre la divinité marine Sedna exécutant une danse à tambour. Les sculptures et estampes de femmes entonnant des chants de gorge sont également abondantes. On trouvera d’autres pièces plus étranges comme cette sculpture en ivoire d’un être maléfique se transformant en chien sous l’effet de la musique.

Une étudiante en muséologie a entendu parler de cette collection et en a réalisé un catalogue. Jean-Jacques Nattiez a eu l’occasion de le présenter à Nathalie Bondil, alors directrice du Musée des beaux-arts de Montréal, qui a décidé d’en faire une exposition. Ainsi, plus du quart des œuvres qu’on peut voir au MBAM provient de la collection formée par Jean-Jacques Nattiez.

À la découverte des chants de gorge, incantations chamaniques

Fasciné par l’originalité des chants de gorge, le professeur Nattiez se consacre depuis les années 1970 à leur étude. Ainsi, en 1978, il a fait paraître à l’UNESCO, avec ses collaborateurs Nicole Beaudry, Denise Harvey et Claude Charron, le tout premier disque entièrement consacré à ces chants, les kattajjait.

Deux femmes se font face. «Une commence à faire un motif et sa partenaire la rejoint avec un déphasage selon un principe que nous connaissons bien dans la musique occidentale qui est le canon, comme dans Frère Jacques. Les deux femmes doivent respecter cette même alternance rythmique», explique Jean-Jacques Nattiez.

Pour ces chants complexes, quatre types de sons sont utilisés: les sons expirés avec la bouche ouverte ou fermée et les sons inspirés avec la bouche ouverte ou fermée. Les voix des chanteuses se superposent. Elles sont si proches que le spectateur ne peut plus distinguer qui est l’émettrice des sons. Si une femme n’est plus en phase avec sa partenaire, elle a perdu. «On peut alors les entendre rire à la fin de l’exécution de ce qui est un jeu et qui se déroule dans la bonne humeur», ajoute M. Nattiez.

L’ethnomusicologue note également que les kattajjait étaient chantés par des femmes lorsque leurs maris chassaient. Selon lui, les femmes essayaient alors d’agir sur les esprits des animaux pour les influencer afin qu’ils se laissent attraper. «Les femmes tentaient d’imiter le bruit de la mer, le bruit du vent, de tout ce qui était dans la nature et qui pouvait avoir de l’influence sur les chasseurs», témoigne la chanteuse de gorge inuk Alasie Alasuaq. Il était possible d’imiter le bruit des vagues «afin d’adoucir la mer pour la calmer et faire que les kayaks puissent aller à la chasse», poursuit-elle. En été, certaines imitaient les cris des oies, des goélands ou des oiseaux en vol afin de les attirer.

Sur les traces des plus anciens chants du Canada

Au Canada, les chants de gorge sont pratiqués surtout au Nunavik, mais également à 8000 kilomètres de là, chez les Tchouktches en Sibérie. Le dernier passage des peuples sibériens par le détroit de Béring remonte à plus de 1000 ans. Ils auraient ainsi apporté des éléments musicaux asiatiques que Jean-Jacques Nattiez a retrouvés chez les Aïnous au Japon. «En me rendant en Sibérie, j’ai émis l’hypothèse que ces chants de gorge étaient probablement la forme la plus ancienne de musique canadienne!» déclare l’ethnomusicologue.

Selon lui, les danses à tambour et leurs chants seraient aussi extrêmement anciens, car un masque chamanique de 1000 ans d’âge a été retrouvé au nord de la terre de Baffin près de débris d’un cadre de tambour.

L’exposition du MBAM illustre les différentes formes de danse à tambour d’une région à l’autre, mais elles présentent néanmoins des traits identiques d’ouest en est: «Dans toute la région circumpolaire, on découvre de nombreuses similarités, en particulier la récurrence du même refrain, aya ya», dit Jean-Jacques Nattiez.

Pour les danses à tambour, tout comme pour les chants de gorge, la notion d’endurance prime. Lorsque des danseurs font des compétitions dans des iglous cérémoniels, la durée est valorisée. De même, c’est la durée d’exécution des chants de gorge qui est importante. Une chanteuse s’arrête lorsqu’elle est à bout de souffle. «Ces traits musicaux ne sont pas sans analogie avec l’exigence de persistance et d’endurance que les Inuit doivent pratiquer pour survivre dans des conditions climatiques extrêmes», indique le chercheur.

Une importante circularité

Sur une estampe épurée de Luke Anguhadluk, un danseur frappe un gigantesque tambour jaune. Le tambour est si vaste qu’on a l’impression qu’il s’agit du soleil emportant le danseur en transe avec lui, bien loin de l’immensité enneigée de la feuille blanche. D’autres œuvres de l’artiste superposent l’espace circulaire du tambour et celui du soleil.

La scénographie de l’exposition du Musée des beaux-arts de Montréal, réalisée par Laurence Boutin-Laperrière, reflète cette position centrale du cercle chez les Inuit. Ainsi, le spectateur pénètre dans une salle en forme d’iglou. Cette forme circulaire de l’iglou rappelle elle aussi le soleil. Un rapprochement qu’on peut observer sur le plan du langage. Ainsi, au Nunavik, le halo autour du soleil se nomme iglunguaq, signifiant «qui ressemble à l’iglou».

Lexicalement, le nom iglou est également proche du mot iglik, désignant l’utérus, la matrice. Le corps de la femme, l’habitat et le monde céleste sont interreliés. Sans oublier le monde terrestre. Il est intéressant de noter que, pour les Inuit, l’horizon est circulaire. Jean-Jacques Nattiez se souvient que, à l’occasion d’une chasse au phoque dans la région d’Igloolik, il s’était retrouvé au centre d’un cercle de 360°. «On s’est rapprochés de l'endroit où l'on pensait qu'on pourrait attraper un phoque. À un moment donné, on s'est tellement éloignés du village qu'on ne le voyait plus et l'environnement était entièrement défini par le cercle blanc que constituait l'horizon», raconte-t-il.

Disparition et renouvellement de la musique inuk

Le contact avec les baleiniers au 19e siècle a transformé à jamais la musique inuk. Les missionnaires chrétiens ont eux aussi chamboulé ces traditions millénaires.

Si les chants de gorge se perpétuent aujourd’hui, de nombreuses chanteuses ne se souviennent plus de leur ancrage chamanique. Les Inuit sont influencés par le contact avec les non-Inuit. «Ils mélangent dans certaines productions récentes des éléments de musique traditionnelle avec des éléments de musique pop, hip-hop, etc.», note Jean-Jacques Nattiez.

  • Deux sculptures en ivoire de la collection Jean-Jacques Nattiez.
"Sedna exécutant une danse à tambour" de Silas Kayakjuak. 
"Tupilak se transformant en chien" d'un artiste anonyme.

    Deux sculptures en ivoire de la collection Jean-Jacques Nattiez: «Sedna exécutant une danse à tambour», de Silas Kayakjuak, et «Tupilak se transformant en chien», d'un artiste anonyme.

  • Joshua Qumangaapik, Tambour, 1977, Nunavut. Laboratoire d’ethno-musicologie et d’organologie (LEO) de la Faculté de musique de l’Université de Montréal. Don de Jean-Jacques Nattiez

    Joshua Qumangaapik, «Tambour», 1977, Nunavut. Laboratoire d’ethnomusicologie et d’organologie de la Faculté de musique de l’Université de Montréal. Don de Jean-Jacques Nattiez.

  • Tautirut de Kangirsuk (Payne Bay), s.d. Contreplaqué, archet en bois, tendons. Collectrice : Denise Harvey. Laboratoire d’ethno-musicologie et d’organologie (LEO) de la Faculté de musique de l’Université de Montréal.

    «Tautirut», de Kangirsuk (Payne Bay), s.d. Contreplaqué, archet en bois, tendons. Laboratoire d’ethnomusicologie et d’organologie de la Faculté de musique de l’Université de Montréal.

  • Kananginaq Pootoogook, Danseur masqué, 1989, Kinngait, Nunavut. Gravure sur pierre, pochoir. Collection Jean-Jacques Nattiez.

    Kananginaq Pootoogook, «Danseur masqué», 1989, Kinngait, Nunavut. Gravure sur pierre, pochoir. Collection Jean-Jacques Nattiez.

    Crédit : Reproduit avec l’autorisation de Dorset Fine Arts. Photo MBAM, Christine Guest

À propos de ce livre

Jean-Jacques Nattiez, La musique qui vient du froid: arts, chants et danses des Inuit, préface de Lisa Qiluqqi Koperqualuk, Les Presses de l’Université de Montréal, 2022, 486 pages.

À propos de cette exposition

ᑐᓴᕐᓂᑐᑦ TUSARNITUT! La musique qui vient du froid, jusqu’au 12 mars 2023 au Musée des beaux-arts de Montréal, Jean-Jacques Nattiez, commissaire invité, en collaboration avec Lisa Qiluqqi Koperqualuk. 

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