Pour un partage équitable de l’espace public avec les personnes en situation d’itinérance

Un exemple d'aménagement non hostile aux personnes en situation d'itinérance: à certains endroits, les bancs ne sont plus munis d’accoudoirs centraux qui empêchaient les gens de s’allonger.

Un exemple d'aménagement non hostile aux personnes en situation d'itinérance: à certains endroits, les bancs ne sont plus munis d’accoudoirs centraux qui empêchaient les gens de s’allonger.

Crédit : AMÉLIE PHILIBERT | UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL

En 5 secondes

Comment inclure les personnes itinérantes sans les invisibiliser ni les repousser hors de la ville, en alliant travail social et architecture? Tel est le défi d’une équipe de recherche de l’UdeM.

Quelles sont les trajectoires qu’empruntent au quotidien les personnes en situation d’itinérance à Montréal? Et comment la collectivité — par l’entremise des pratiques d’aménagement de l’espace urbain — participe à leur inclusion ou à leur exclusion dans l’espace public?

Ce sont les grandes questions auxquelles des étudiantes de l’Université de Montréal et collaboratrices de recherche chez Architecture Sans Frontières Québec (ASFQ), Sarahlou Wagner-Lapierre, Élizabeth Prince et Véronic Lapalme, tentent de répondre cet été sous la houlette de la professeure Carolyne Grimard, de l’École de travail social de l’UdeM, et de Sonia Blank, architecte diplômée de l’UdeM et chargée de recherche en matière de solidarité urbaine au sein d’ASFQ.

Plus spécifiquement, l’équipe de recherche s’intéresse aux personnes qui s’installent dans l’espace public extérieur et qui en font un «chez soi», que ce soit dans les rues, dans les parcs ou dans les campements urbains. L’équipe cherche à connaître leurs histoires personnelles, à évaluer leurs besoins et à identifier les pratiques d’aménagement qui s’avèrent les plus inclusives.

Saisir la complexité de l’itinérance

Carolyne Grimard

Crédit : AMÉLIE PHILIBERT | UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL

Alliant travail social et architecture, ce projet transdisciplinaire permettra de cerner les gestes et installations à privilégier en matière d’urbanisme et d’aménagement, dans un contexte de réflexion collaborative, notamment avec la Ville de Montréal.

«L’un des avantages de ce projet est la mixité — et la complémentarité — disciplinaire, souligne Carolyne Grimard. En pairant des étudiantes formées en travail social avec d’autres ayant étudié en architecture, on a d’un côté des gens qui iront à la rencontre des personnes en situation d’itinérance pour entendre et traduire leurs besoins aux autres membres de l’équipe, et d’autres qui veilleront à trouver des idées d’aménagements urbains qui ne seront pas hostiles à l’itinérance.»

La suite d’une première recherche

Financé par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), le Fonds d’initiative et de rayonnement de la métropole du ministère des Affaires municipales et de l’Habitation, ainsi que la Ville de Montréal, ce projet est la suite d’une première recherche élaborée par Carolyne Grimard en collaboration avec ASFQ.

Ce premier projet a permis de documenter différentes pratiques en matière d’architecture, de design et d’urbanisme destinées aux personnes en situation d’itinérance, tant en Europe occidentale qu’aux États-Unis et au Canada.  

«Notre travail a permis d’identifier des aménagements hostiles aux personnes en situation d’itinérance, mais plusieurs autres aussi qui le sont moins ou pas du tout, insiste Carolyne Grimard. Nous avons regroupé le tout en cinq grandes catégories de pratiques d’aménagement qui peuvent soutenir le bien-être des personnes en situation d’itinérance.»

Le fruit de leurs travaux a été recensé dans un catalogue intitulé Architecture + Itinérance: pratiques inclusives pour une ville solidaire, rendu public en janvier et destiné aux décideurs afin de les sensibiliser et de prévoir une mixité d’utilisation dans l’élaboration des projets d’aménagement à Montréal.

Visite guidée des aménagements, rue Sainte-Catherine

L'esplanade Tranquille

Crédit : AMÉLIE PHILIBERT | UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL

Accompagnée de Sonia Blank, Carolyne Grimard a invité UdeMNouvelles à constater les bons et les moins bons aménagements — et réaménagements — le long de la rue Sainte-Catherine, en partant du square Phillips, à l’ouest, jusqu’à la place Émilie-Gamelin, à l’est.

Réaménagé il y a quelques années seulement, le square Phillips demeure un îlot de chaleur puisque les arbres qu’on y a plantés ne sont pas encore matures, mais le mobilier urbain n’est plus aussi hostile aux personnes itinérantes qu’auparavant. Par exemple, les nouveaux bancs ne sont plus munis d’un accoudoir central, qui empêchait les gens de s’allonger.

De même, les couvercles de poubelles, qui empêchaient les personnes de ramasser les bouteilles et canettes consignées, ont été modifiés pour faciliter l’opération.

À ce stade de la promenade, on constate un embellissement de l’aménagement, notamment par l’embourgeoisement du quartier Red Light, et l’on voit peu de personnes en situation d’itinérance.

«L’espace public est un lieu de cohabitation et la cohabitation crée forcément des tensions, explique Carolyne Grimard. La gentrification a pour effet de déplacer les services communautaires qui composent le tissu social des personnes itinérantes. Quand l’architecture est utilisée pour créer un idéal harmonieux, ça profite plus à un groupe qu’à l’autre, ça invisibilise et exclut certaines personnes.»

Le pavillon multifonctionnel le Repaire et l’esplanade Tranquille, dans le Quartier des spectacles, constituent un bel exemple d’aménagements à utilisation mixte. Le pavillon et la terrasse offrent différents types d’espaces et d’activités accessibles à toutes et tous, hiver comme été. Les tables permettent aux étudiantes et étudiants de travailler en équipe, les bean bags offrent l’occasion autant aux touristes qu’aux personnes itinérantes de se reposer quelques instants. Et au besoin, les employés du pavillon peuvent recourir à une association de référence si des personnes itinérantes le requièrent.

«En face, la place Hydro-Québec est aussi un bon coup architectural qui, avec son mobilier urbain dispersé dans des zones d’ombre qui inclut un point d’eau, favorise la mixité avec ses zones à la fois intimes et sécuritaires», ajoute la professeure.

Passé la rue Saint-Laurent, en continuant vers l’est, on remarque que les lieux de partage se font plus rares. Néanmoins, l’organisme le Sac à dos est à l’origine d’un projet de construction, situé à l’angle de la rue Sainte-Élisabeth, qui offrira différents services et des logements sociaux à une clientèle en situation d’itinérance. La présence de CACTUS Montréal joue aussi un rôle important, tant pour la santé des personnes itinérantes que pour celle des habitants du quartier.

C’est une fois rendu à la place Émilie-Gamelin que l’on constate que les conflits d’aménagement sont le plus visible. Le projet de construction d’une tour, la fermeture de différents commerces ainsi que la pandémie ont rendu l’ensemble du quartier plus hostile aux personnes sans domicile.

«Travailler sur la cohabitation sociale ne signifie pas d’éliminer les conflits d’usage, ni même les conflits tout court: il s’agit d’apprendre aux groupes à vivre ensemble et à s’assurer que les conflits ne sont pas générés par un besoin non répondu, soumet Carolyne Grimard. Si des personnes vont faire leurs besoins dans la cour de quelqu’un, c’est peut-être parce qu’il n’y a pas assez de toilettes publiques.»

Une enquête post-occupationnelle à venir

À l’issue de ce projet de recherche estival, une enquête post-occupationnelle devrait être menée afin de répertorier les utilisations des espaces intérieurs et de comprendre l’usage qu’en font les personnes en situation d’itinérance lorsque les travaux d’architecture et de design sont terminés.

«Ce nouveau projet de recherche permettra de vérifier si leur réalité a été prise en compte et si les pratiques favorisant le bien-être qui sont ressorties de notre analyse se manifestent dans les projets d’aménagement au Québec, conclut Carolyne Grimard. On veut aussi vérifier que les projets de design n’alimentent pas des traumas existant chez les usagers: c’est un axe de recherche dont on parle de plus en plus dans les pratiques de santé.»

  • Le square Philips, récemment réaménagé. Les arbres ne sont pas encore assez matures pour procurer suffisamment d'ombre, mais le mobilier urbain offre désormais une mixité d'utilisation.

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  • Les couvercles de poubelles, qui empêchaient les personnes de ramasser les bouteilles et canettes consignées, ont été modifiés pour faciliter l’opération.

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  • Le Repaire offre des espaces, des toilettes et un point d'eau accessibles à tous.

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  • La place Hydro-Québec est un bon coup architectural : offrant un mobilier urbain dispersé dans des zones d’ombre qui inclut un point d’eau, il favorise la mixité avec ses zones à la fois intimes et sécuritaires.

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  • L’organisme le Sac à dos est à l’origine d’un projet de construction, situé à l’angle de la rue Sainte-Élisabeth, qui offrira différents services et des logements sociaux à une clientèle en situation d’itinérance.

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  • Bien que la place Émilie-Gamelin offre une utilisation mixte des lieux, les conflits d'aménagement du quartier son palpables et les lieux sont plus hostiles aux personnes itinérantes.

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  • Selon Carolyne Grimard, l'amélioration de la cohabitation sociale ne signifie pas d’éliminer les conflits d’usage: il s’agit d’apprendre aux groupes à vivre ensemble et à s’assurer que les conflits ne sont pas générés par un besoin non répondu.

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