L’IA: une révolution comparable à celle de l’électricité

Les frères Yoshua et Samy Bengio

Les frères Yoshua et Samy Bengio

Crédit : Yoshua Bengio (Amélie Philibert, Université de Montréal) et Samy Bengio (Apple)

En 5 secondes

Rencontre virtuelle avec les frères Samy et Yoshua Bengio, deux sommités mondiales en intelligence artificielle dont le parcours est indissociable de l’UdeM.

L’un est diplômé de l’Université de Montréal et à la tête du service de la recherche en intelligence artificielle chez Apple. L’autre est professeur à l’UdeM et a remporté l’équivalent d’un prix Nobel en informatique. Réunis par visioconférence, les frères Samy et Yoshua Bengio, éminents spécialistes de l’intelligence artificielle (IA) qui ont immigré en famille à Montréal juste avant l’adolescence, nous éclairent sur ses développements d’aujourd’hui et sur ceux de demain.

Les développements de l’IA progressent à une allure vertigineuse. Les spécialistes avaient-ils prédit de telles performances?

Yoshua Bengio: Non! En regardant la trajectoire des 20 dernières années, on n’imaginait pas arriver aussi vite à des performances comme celles d'aujourd’hui. C’était tellement mauvais ce qu’il y avait alors! Les personnes au cœur de la création de ces systèmes ont été elles-mêmes stupéfaites. On vit une révolution comparable à celle de l’électricité!

Pourriez-vous décrire des avancées qu’on n’aurait pas cru imaginables?

Samy Bengio: Au cours de la dernière année, deux technologies, qui étaient déjà connues, viennent de se mettre à fonctionner de manière spectaculaire. Dans le premier cas, il s’agit des modèles d’images génératifs, qui sont capables d’apprendre les caractéristiques d’une collection de données et de produire des données similaires. La deuxième technologie, ce sont les grands modèles de langage qui nous permettent de mieux communiquer, que ce soit pour éditer des textes, composer des résumés, traduire des textes ou encore les corriger.

Les modèles d’images génératifs peuvent se combiner avec les grands modèles de langage pour transformer du texte en images ou en vidéos. On voit ainsi apparaître toutes sortes d’applications de génération d’images, d’édition d’images et de vidéos. Et en associant ces récentes avancées avec d’autres, on peut également générer du code, de la parole et de la musique de bonne qualité. Ces combinaisons sont à la fois formidables, mais elles comportent aussi un grand nombre de risques dont il faut s’inquiéter.

Quels sont ces risques?

Yoshua Bengio: Il peut y avoir des conséquences qu’on n’avait pas anticipées. On met sur le marché de plus en plus de dérivés d’outils qui peuvent imiter la voix, le texte, l’apparence visuelle des êtres humains. Ça peut être des outils créatifs pour nous aider dans notre travail, mais ça pourrait être aussi utilisé par des gens mal intentionnés. J’ai des craintes par rapport à de possibles actions de déstabilisation de la démocratie. Avant l’arrivée de ces outils, on avait déjà des problèmes de fausses nouvelles. S’il devient encore plus facile de produire des quantités énormes de faux contenus, qu’est-ce que cela va donner? Je pense qu’on doit faire preuve de beaucoup de prudence.

Avec des outils permettant d’imiter la voix et l’image de quelqu’un, une fausse vidéo de Vladimir Poutine, qui a un effet sur le terrain de la guerre, a été créée et diffusée en Russie. La vidéo aurait pu être meilleure d’un point de vue technologique. Que pourra-t-on obtenir dans quelques mois quand les résultats seront meilleurs techniquement?

Samy Bengio: Oui, il y a des acteurs mal intentionnés. Mais il y a aussi quelque chose de plus subtil. Ces modèles-là ne sont pas parfaits et ils ont une tendance à la fabulation en formulant des choses fausses. Ce n’est pas par malveillance, pour mentir, mais parce qu’ils ne sont pas encore assez compétents. Par contre, ils ont une façon d’expliquer leurs réponses qui est très convaincante. Si les gens ne sont pas avertis de ce problème, ils vont considérer ce que ces modèles disent comme la vérité. Et souvent ce ne l’est pas du tout. Ainsi, un avocat a utilisé un modèle de langage pour défendre son client et il a obtenu des preuves qui n’existaient pas, mais qui avaient l’air véridiques. On peut imaginer ce genre de cas dans d’autres situations.

Yoshua Bengio: Ces modèles peuvent prendre des décisions qui sont erronées sans mise en perspective. Ils peuvent affirmer comme si c’était absolument vrai des choses qui sont fausses.

Cela dit, aujourd’hui les recherches en IA progressent dans tous les domaines?

Yoshua Bengio: Oui, il y a un appétit énorme des chercheurs et chercheuses dans tous les domaines pour des versions spécialisées de l’intelligence artificielle. À peu près toutes les disciplines sont en train de tirer parti de ces avancées, ce qui aide à traduire celles-ci en gestes que le cerveau humain n’est pas apte à réaliser. Si je vous donne des millions et des millions de données de résultats expérimentaux, il vous sera impossible de les absorber, mais une machine pourra sans doute y parvenir. Je m’attends à des révolutions scientifiques dans la prochaine décennie grâce aux développements de l’intelligence artificielle.

Y a-t-il des avancées remarquables de l’IA dans les sciences appliquées?

Yoshua Bengio: La biologie bénéficie d’avancées extraordinaires pour ce qui est de la compréhension des cellules, de la mise au point de médicaments. Dans les sciences médicales, l’analyse d’images est rendue extrêmement poussée. En ce moment, je travaille beaucoup avec des biologistes et des chimistes, mais également avec des personnes qui s’intéressent à la modélisation du climat, de la météo, de l’évolution de la Terre vue de l’espace pour toutes sortes d’applications.

Samy Bengio: Un exemple qui date d’il y a deux ans est le logiciel d’apprentissage profond AlphaFold, qui permet de modéliser la structure de n’importe quelle protéine. Cela peut faciliter la recherche de nouveaux médicaments. Jusqu’à présent, pour établir la structure tridimensionnelle d’une protéine et donc son fonctionnement, il fallait qu’un étudiant ou une étudiante y consacre plusieurs années de recherche doctorale. Avec AlphaFold, on obtient une prédiction de qualité presque aussi bonne que les résultats expérimentaux pour à peu près toutes les protéines connues. C’est une révolution en biologie.

Peut-on se servir de l’intelligence artificielle pour apporter des réponses aux grands défis du 21e siècle comme les changements climatiques?

Yoshua Bengio: L’intelligence artificielle n’offre pas de solution toute prête aux grands défis du 21e siècle telle la crise climatique. Cela dit, il y a énormément de travaux qui sont entrepris dans des domaines très diversifiés où les capacités prédictives, de modélisation ou de prise de décision sont particulièrement utiles. Les modèles traditionnels de modélisation sont très coûteux et ils sont difficiles à implanter à grande échelle parce qu’ils demandent une puissance de calcul énorme. Et souvent on n’a pas la possibilité d’étendre suffisamment les résultats obtenus. Alors, comment le faire à l’échelle de la planète? C’est ici que l’IA est fort utile.

À Montréal, de nombreux projets pour faire face aux changements climatiques sont en cours. Ainsi, on travaille avec BrainBox AI, une compagnie qui conçoit des systèmes d'intelligence artificielle pour réduire la consommation énergétique des bâtiments, qui sont particulièrement énergivores au Québec.

On a également contribué à tout un pan de recherche sur l’optimisation de ressources énergétiques renouvelables. Des équipes travaillent à prédire les moments où il va y avoir du vent ou du soleil. En saisissant mieux ces mouvements, on peut mieux gérer l’électricité disponible et économiser de l’énergie.

Avec des collègues de l’Université McGill, on cherche aussi à mettre au point de nouveaux matériaux pour stocker l’énergie. On veut être plus efficaces dans le transfert d’énergie électrique sous forme d’hydrogène et dans la captation du carbone.

Samy Bengio: Un grand défi du 21e siècle à ne pas oublier est l’intelligence artificielle elle-même et ses conséquences sur la société. De nouveaux emplois seront créés, d’anciens seront modifiés. Il va falloir s'assurer que chacun a les outils nécessaires pour apprendre à utiliser ces technologies. Pour le moment, un tout petit nombre de pays profitent des avancées de l’intelligence artificielle et le reste de la planète sert à nourrir ces données sans rien recevoir en échange. Cette situation est très grave à plusieurs égards. Oui, peut-être pourait-on employer l’intelligence artificielle pour résoudre ce problème qu'on a créé. En attendant, on doit miser sur l’éducation pour l’avenir.

Qu’entendez-vous par «miser sur l’éducation»?

Yoshua Bengio: On peut aider à la démocratisation de la connaissance de l’IA. À l’UdeM, on a conçu plusieurs outils afin de faire venir plus d’étudiantes et étudiants africains pour des stages, des maîtrises et des doctorats. Plusieurs d’entre eux retournent en Afrique et fondent des compagnies. On a un rôle important à jouer pour rendre plus accessible cette compréhension de l’IA.

Samy Bengio: Dans le monde entier, les gens qui auront appris à utiliser l’IA seront favorisés par rapport à ceux qui n’ont pas appris à s’en servir pour les mêmes emplois.

Yoshua Bengio: Les outils d’intelligence artificielle sont en train d’être appliqués dans des domaines de plus en plus nombreux. Les gens avec une expertise double seront très recherchés: ils comprendront suffisamment ces outils et seront des experts dans leur domaine d’application. Selon moi, d’ici peu d’années, on aura plus besoin de ces personnes qui sont des spécialistes d’un domaine d’application et de l’intelligence artificielle que de chercheurs et chercheuses en intelligence artificielle qui sont dans le développement des algorithmes de base. Et il n’est jamais trop tard pour retourner se former dans une spécialité en intelligence artificielle sur les bancs de l’université!

Yoshua Bengio

Professeur au Département d’informatique et de recherche opérationnelle de l’Université de Montréal, Yoshua Bengio est fondateur et directeur scientifique de Mila, l’Institut québécois d’intelligence artificielle, et directeur scientifique d’IVADO, l’institut de recherche et de transfert en intelligence artificielle. Éminent spécialiste de l’IA et pionnier de l’apprentissage profond, il a reçu le prix A. M. Turing 2018, le «prix Nobel de l’informatique», avec Geoffrey Hinton et Yann LeCun. En 2019, il obtenait le prestigieux prix Killam. Il est fellow de la Royal Society de Londres, membre de la Société royale du Canada, chevalier de la Légion d’honneur (France) et officier de l’Ordre du Canada.

Samy Bengio

Titulaire d’un baccalauréat, d’une maîtrise et d’un doctorat du Département d'informatique et de recherche opérationnelle de l’UdeM, Samy Bengio est, comme son frère, un chercheur de renommée en apprentissage automatique. Après avoir été chercheur principal en apprentissage automatique statistique à l'Institut de recherche Idiap, affilié à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, il a été chercheur scientifique pour Google entre 2007 et 2021. Il y a joué un rôle déterminant dans de nombreux projets en contribuant notamment à améliorer le moteur de recherche d'images. Il a dirigé l’équipe Google Brain, qui a entre autres créé et rendu public le modèle des transformers à la base de tous les grands modèles de langage actuels. Il est aujourd’hui à la tête du service de la recherche en intelligence artificielle chez Apple.