Le livre surréaliste au féminin

«Attention aux femmes dont les sœurs sont belles» et collage, qu'on peut voir dans le livre de Valentine Penrose «Don des féminines» (1951).

«Attention aux femmes dont les sœurs sont belles» et collage, qu'on peut voir dans le livre de Valentine Penrose «Don des féminines» (1951).

Crédit : Avec l’aimable autorisation de Marie-Gilberte Devise

En 5 secondes

Dans son dernier ouvrage, Andrea Oberhuber s’intéresse aux livres surréalistes créés par des auteures et des femmes artistes. Un pan du surréalisme jusqu’alors fort peu étudié.

Andrea Oberhuber

Andrea Oberhuber

André Breton, Paul Eluard, Louis Aragon, René Magritte, Salvador Dalí, Max Ernst…. C’est aux hommes qu’on songe quand il est question d’artistes surréalistes. Les femmes, elles, sont bien souvent reléguées au rang de muses, de modèles ou de maîtresses. Pourtant, il y a eu de nombreuses artistes surréalistes talentueuses. 

Moins étudiées, moins connues, elles sont mises à l’honneur dans le nouvel ouvrage d’Andrea Oberhuber, professeure au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. Fruit de plusieurs années de travail, Faire œuvre à deux: le livre surréaliste au féminin est le premier à être consacré exclusivement aux ouvrages réalisés par des femmes surréalistes. Abondamment illustré par des reproductions de haute qualité, ce volume paru dans la très belle collection Art+ des Presses de l’Université de Montréal sort de l’oubli une panoplie de créatrices surréalistes d’avant-garde. 

Des livres collaboratifs

Planche I, frontispice, 1929-1930 (Moore et Claude Cahun), dans Claude Cahun, Aveux non avenus, 1930

Planche I, frontispice, 1929-1930 (Moore et Claude Cahun), dans Claude Cahun, «Aveux non avenus», 1930.

Crédit : National Gallery of Australia, Kamberri/Canberra

Les livres surréalistes sont rarement le fait d’un seul auteur, ce qui explique qu’Andrea Oberhuber a intitulé son étude Faire œuvre à deux. La chercheuse présente trois types de collaboration. La première modalité de collaboration voit une écrivaine travailler avec une artiste visuelle comme dans le cas d’Aveux non avenus, coréalisé par Claude Cahun et sa compagne Marcel Moore. La deuxième collaboration est de nature mixte, entre une écrivaine et un artiste visuel: on pense à Oiseaux en péril, de Dorothea Tanning et Max Ernst. La troisième forme de démarche collaborative est la plus originale: c'est le dédoublement artistique, lorsqu'une écrivaine comme Unica Zürn assume également le travail artistique ou, à l'inverse, quand une artiste se double d’une écrivaine, ce qui était le cas de Leonor Fini. Andrea Oberhuber met ainsi de l’avant les pratiques plurielles, le plus souvent intermédiales, des créatrices surréalistes. «On oublie souvent que les femmes surréalistes avaient de nombreuses cordes à leur arc, contrairement aux hommes, qui avaient tendance à être spécialisés dans un seul domaine. Claude Cahun a par exemple été à la fois écrivaine, actrice de théâtre, photographe et même résistante durant la Seconde Guerre mondiale», dit la professeure. 

Le surréalisme au féminin: un point de vue décalé

Planche III, 1929-1930 (Moore et Claude Cahun), dans Claude Cahun, Aveux non avenus, 1930

Planche III, 1929-1930 (Moore et Claude Cahun), dans Claude Cahun, «Aveux non avenus», 1930.

Crédit : Ville de Nantes

«Une des principales caractéristiques de presque toutes les artistes concerne le point de vue adopté lors de la création, à savoir lorsqu’on est placé dans la position de l’autre, comme l’évoque Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe. Dans le contexte de la création au féminin, pour le généraliser ainsi, on note la réécriture et la révision fréquentes des valeurs, des idées de l’avant-garde surréaliste», explique Andrea Oberhuber. 

Elle montre qu’une des grandes pratiques de réécriture et de révision concerne justement l’idéalisation de la femme-enfant qui est, pour les poètes et peintres surréalistes, un moyen d'accéder au surréel. De manière générale, les écrivaines, les photographes, les peintres, les dessinatrices et les cinéastes (telle Nelly Kaplan) reprennent, déplacent les valeurs prônées dans le Premier manifeste du surréalisme, publié en 1924: le rêve, l’enfance, l’érotisme, la femme-enfant, le merveilleux, l’amour fou, etc. «Dans Dons des féminines, Valentine Penrose reprend par exemple l’une des idées principales des surréalistes, soit l'amour fou: il faut être dans un rapport de folie amoureuse, d'obsession, de don, d'admiration, d'adoration. La poète-collagiste la transfère de l’autre côté de la frontière de l’hétérosexualité, du côté d'un couple de femmes qui s’exile en se lançant dans diverses aventures, en visitant des pays exotiques. La décontextualisation, le déplacement et la recontextualisation d’une idée ou d’un objet sont une pratique avant-gardiste par excellence» depuis les objets détournés de Marcel Duchamp et d’Elsa von Freytag-Loringhoven (dite Baroness Elsa), poursuit Andrea Oberhuber. 

La chercheuse montre également que les femmes surréalistes font preuve d’humour et d’ironie. Pas étonnant alors que le récit La débutante se retrouve dans l’Anthologie de l’humour noir, d’André Breton. Ce texte macabre et cocasse de Leonora Carrington raconte comment la narratrice, une jeune fille de bonne famille qui n’a pas envie d’aller au bal des débutantes, se fait remplacer par une hyène rencontrée dans un zoo: «J’ai sorti la robe que je devais porter le soir. C’était un peu long et l’hyène marchait mal dans les hauts talons de mes souliers. J’ai trouvé des gants pour déguiser ses mains trop poilues pour ressembler aux miennes.» L’hyène utilise comme masque le visage de la domestique de la narratrice, dont elle avait préalablement dévoré le corps. Un masque qui va littéralement tomber au dessert lorsque l’hyène préférera le manger plutôt que le gâteau sous le regard ébahi des personnes présentes au bal! Leonora Carrington excellait dans l’humour noir, dont sont empreints ses livres La maison de la peur et La dame ovale, qui font partie du corpus analysé par Andrea Oberhuber.  

Quand les règnes se mêlent

Dessin (Leonor Fini), dans Lise Deharme Le poids d’un oiseau, 1955

Dessin (Leonor Fini), dans Lise Deharme, «Le poids d’un oiseau», 1955.

Crédit : Droits réservés (L. Fini) avec l’aimable autorisation d’Aude Deharme

«Sur un fond blanc, neutre se font face deux figures au corps de femme, à tête d’oiseau-poisson ornée de jolies crêtes faisant penser à une chevelure qui flotte dans le vent et au cou infiniment long. Leurs corps se chevauchent en partie. Le personnage de gauche, dont le torse est tourné vers le spectateur, tandis que la tête et les bras sont vus de profil, semble nourrir celui de droite, qui maintient son bec grand ouvert.» Ainsi Andrea Oberhuber décrit-elle le dessin de Max Walter Svanberg qui figure en couverture du Poids d’un oiseau, de Lise Deharme. On y observe la confusion des règnes humain et animal. La chercheuse montre que le mélange des règnes humain, animal, végétal, voire minéral est récurrent dans la plupart des textes et images des livres surréalistes.  

Un rapport texte-image qui implique une lecture plus complexe

L’ouvrage Faire œuvre à deux: le livre surréaliste au féminin révèle que la construction de l’objet livre repose sur une complexité plus grande des relations entre le texte et l'image. Il faut en faire une lecture active, en restant constamment alerte et prêt à effectuer des allers-retours. On se questionne sur le lien entre l'image et le contenu du texte, ce qui demande une participation plus grande et un investissement temporel accru pour naviguer entre ce que dit le texte et ce que donne à voir l'image. Les défis sont plus ardus que dans le cas d’un rapport illustratif où l'image se contente de paraphraser visuellement le texte. Depuis l’enfance, on est habitué à des livres ou à des albums où le texte et l’image cohabitent; on a donc une certaine aisance à lire et à regarder parce que l'image confirme généralement le récit. Cependant, dans le contexte surréaliste, la confirmation entre l'image et le texte est rare. «En tant que lectrice-spectatrice ou lecteur-spectateur, on est plus souvent confronté à des rapports de collision que de collusion, de divergence que de convergence entre deux moyens d’expression», fait remarquer Andrea Oberhuber. 

  • Extrait de la débutante et collage (Marx Ernst), dans Leonora Carrington, La Dame Ovale, 1939

    Extrait de «La débutante» et collage (Max Ernst), dans Leonora Carrington, «La dame ovale», 1939.

    Crédit : General Collection, Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University, C. Adagp, Paris 2023

En savoir plus

La Bibliothèque des livres rares et collections spéciales de l’UdeM possède une impressionnante collection d’ouvrages surréalistes: la collection Rioux. Une collection enrichie par Andrea Oberhuber qu’il est possible de consulter sur place et qui comporte de nombreux ouvrages cités dans Faire œuvre à deux: le livre surréaliste au féminin

Andrea Oberhuber, Faire œuvre à deux: le livre surréaliste au féminin, Les Presses de l’Université de Montréal, 2023, 352 p.

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