La médecine et la philosophie en dialogue

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Serge Daneault et Jean Grondin présentent le livre «Entre Hippocrate et Socrate: la médecine et la philosophie en dialogue», qu’ils ont coécrit.

Hippocrate et Socrate ont vécu en Grèce à la même époque. Mais on ne sait pas s’ils se sont rencontrés. Que se seraient-ils dit s’ils avaient eu l’occasion d’échanger ensemble? 

Vingt-quatre siècles plus tard, une rencontre a eu lieu entre Serge Daneault et Jean Grondin. Le premier est médecin spécialiste en soins palliatifs et professeur à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal. Le second est philosophe, spécialiste de métaphysique et d’herméneutique, et enseigne au Département de philosophie de l’UdeM. Dans le livre Entre Hippocrate et Socrate: la médecine et la philosophie en dialogue, ils partagent leurs questionnements. Nous leur avons posé quelques questions supplémentaires!

Pourquoi avez-vous écrit ce livre ensemble?

Serge Daneault: La vie professionnelle, comme l’existence elle-même, a un début, un milieu et une fin. C’est quand elle se termine que l’heure des bilans sonne. La médecine qui se pratique aujourd’hui n’est pas celle que j’ai apprise ni celle que j’ai exercée pendant des années. Les temps changent et ils changeront toujours. L’expérience accumulée comporte un formidable avantage: celui de regarder en arrière, mais aussi de s’arrêter au moment présent afin de comprendre ce qui se passe et d’en juger. Certaines avancées sont indubitablement des progrès, d’autres non. Mais comment exercer sa faculté de jugement? J’ai découvert que la philosophie constituait un extraordinaire moyen d’expliquer le monde. L’écriture de ce livre m’a permis de partager les questions que j’avais avec un grand professeur de philosophie qui a accepté de me répondre dans un langage accessible et qui a su éclairer ma pensée d’une façon qu’il me semblait utile de communiquer à autrui. J’ai réalisé que nous nous parlions trop peu souvent et que nos échanges possédaient un véritable potentiel d’enrichir notre vivre-ensemble dans la mesure où ils étaient partagés. 

Jean Grondin: Nous avons fait ce livre parce que le dialogue entre la médecine et la philosophie nous passionne: le Dr Daneault est un médecin qui s’intéresse beaucoup à la philosophie et, pour ma part, les questions de la médecine m’ont toujours fasciné, en partie parce que je viens d’une famille de médecins. J’ai toujours rêvé de dialoguer avec des médecins, dont j’admire le sens du réel et l’apport à notre société. Je l’ai aussi fait par amour du dialogue, qui est l’élément essentiel de la philosophie et peut-être aussi de la médecine. Et par amour du dialogue par-delà les cloisons disciplinaires: on nous encourage à promouvoir l’interdisciplinarité, notamment dans nos demandes de subvention, mais je pense qu’il faut aussi tenter le dialogue direct entre chercheurs et chercheuses de disciplines différentes, qui fait partie de l’idée de l’université. Ce dialogue est d’autant plus fécond que nos pratiques sont on ne peut plus différentes: alors que les médecins soignent surtout des corps, nous travaillons avant tout sur des corpus. Ce dialogue direct était donc pour moi une façon de sortir des sentiers battus et de ma zone de confort. Ce fut pour moi une expérience transformatrice et un pur bonheur que de discuter avec le Dr Daneault. 

Comment la médecine et la philosophie peuvent-elles s’influencer mutuellement?

Jean Grondin: Confrontés quotidiennement à des questions de vie et de mort, les médecins ne peuvent s’empêcher de réfléchir et d’avoir des interrogations qu’il faut dire philosophiques: comment vivre avec la mort et en parler? Ce qui est faisable en termes de soins est-il toujours permis et moralement justifiable? Quant aux philosophes, dont on dit qu’ils s’occupent souvent de questions un peu abstraites, ils ont tout à gagner à prendre un bain de réalité concrète: l’expérience de la médecine et les questions qu’elle pose les aident à redescendre sur terre. 

Serge Daneault: De multiples façons si elles arrivent à se rencontrer. Les médecins, devant les grandes questions de l’existence, peuvent être tentés de se défiler, de fuir dans la technologie sécurisante et d’ignorer l’immense fardeau de souffrance apporté par la maladie grave. Et ceux et celles qui acceptent de considérer la question de la souffrance peuvent opter pour des solutions simplistes ne tenant pas suffisamment compte de la complexité de la vie. La philosophie vient alors à notre secours en s’appuyant notamment sur la somme incroyable de savoirs qui se sont accumulés au fil des siècles. Et je crois que le contact avec les problèmes de la médecine peut aider la philosophie à fournir des réponses plus immédiates susceptibles d’améliorer l’existence humaine. 

De quelle manière la philosophie et la médecine peuvent-elles nous aider à affronter la mort?

Serge Daneault: Affronter la mort est une formulation qui me fait sourciller. On se trouve alors dans une posture de combat comme si la mort était un ennemi. Cela reflète bien la prétention de la modernité. Or, la mort n’est pas nécessairement un mal qu’il faut combattre à tout prix. Dans certains cas, c’est une fatalité qu’il convient d’apprivoiser afin de la vivre aussi pleinement que possible, habité par la nécessité de laisser à ceux qui nous survivent et que nous aimons quelque chose de nous qui aura le pouvoir de les réconforter lorsqu’à leur tour ils devront traverser le malheur. J’estime que c’est dans le champ de la philosophie et non dans celui de la médecine technologique qu’il faut chercher cet art de vivre et, que nous le voulions ou non, de mourir. 

Jean Grondin: Il n’est pas faux de dire que les deux sont nées pour nous aider à affronter la mort. La médecine compose avec elle tous les jours et nous aide à en reculer l’échéance. Quant à la philosophie, Socrate a dit d’elle qu’elle était une préparation à la mort, ce que toute bonne philosophie a toujours été. Il le dit dans un dialogue, le Phédon, où Platon dépeint les dernières heures de la vie de son maître Socrate au cours desquelles celui-ci aurait discuté de l’immortalité de l’âme avec ses proches. On y apprend que Socrate a affronté sa mort avec lucidité, sérénité et espérance, trois vertus que la philosophie peut enseigner, ce qui est sans doute aussi vrai de la médecine. 

Quelles réflexions médicales et philosophiques vous a inspirées la récente pandémie?

Jean Grondin: Ne le dites à personne, mais c’est cette pandémie qui nous a permis de mettre en œuvre le projet de ce dialogue commun, même si l’idée de ce livre nous est venue avant 2020. Plusieurs des sujets dont nous discutons – la mort, la santé, les défis de nos systèmes de santé, le sens et le courage, le nihilisme, etc. – nous ont été directement inspirés par la pandémie. La pandémie nous a rappelé notre vulnérabilité et a ébranlé nos assurances, dont celle d’être maîtres de notre destinée. En suspendant le temps, cette pandémie nous a tous amenés à repenser et reconfigurer notre rapport au monde, donc à philosopher. 

Serge Daneault: Je ne suis pas sûr que nous aurions eu le temps d’écrire ce livre n’eût été cette pandémie, comme quoi à quelque chose malheur est bon. On l’oubliera rapidement, mais l’angoisse qui régnait partout dans le monde durant ces mois de confinement et de couvre-feu était excessivement grande devant l’incertitude ayant pour cause notre ignorance quant à cette nouveauté biologique. On ne peut nier que les connaissances ont alors progressé à un rythme effarant, poussées par nos capacités reliées à l’informatisation des connaissances et des échanges. Mais quand nous étions dans le doute face à notre avenir individuel et collectif, la philosophie nous a permis d’entrer en nous-mêmes, de prendre une certaine distance et de trouver «des» sens à ce que nous vivions. 

À propos de ce livre

Serge Daneault et Jean Grondin, Entre Hippocrate et Socrate: la médecine et la philosophie en dialogue, Les Presses de l’Université de Montréal, 2023, 176 p.

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