Les algorithmes et les GML modifient-ils notre conception de la littérature? 

La standardisation des outils d’écriture conduit à une adaptation des pratiques littéraires aux normes bureautiques, réduisant ainsi l’écriture à des formats conçus pour la gestion de documents plutôt que pour la créativité littéraire.

La standardisation des outils d’écriture conduit à une adaptation des pratiques littéraires aux normes bureautiques, réduisant ainsi l’écriture à des formats conçus pour la gestion de documents plutôt que pour la créativité littéraire.

Crédit : Getty

En 5 secondes

Le professeur de littérature Marcello Vitali-Rosati nous répond. 

Les grands modèles de langage (GML ou LLM en anglais pour large language models) s’immiscent de plus en plus dans le domaine littéraire. Ces outils, capables de générer des textes cohérents et d’imiter divers styles d’écriture, suscitent un débat animé parmi les écrivains, les théoriciens de la littérature et les chercheurs. Si certains y voient une menace pour la créativité humaine, d’autres y perçoivent un potentiel d’exploration et d’innovation. Marcello Vitali-Rosati, professeur au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, s’efforce à l’objectivité en mettant en avant à la fois les potentialités créatives de ces outils et leurs limites inhérentes. Il analyse comment les GML peuvent transformer la conception même de la littérature tout en examinant les questions d’ordre social, économique et culturel qu’ils soulèvent.

Les usages créatifs des GML en littérature: une nouvelle ère d’expérimentation  

Marcello Vitali-Rosati

Marcello Vitali-Rosati

Crédit : Amélie Philibert, Université de Montréal

Les grands modèles de langage offrent un terrain de jeu fertile aux écrivains désireux de jouer avec les limites du langage et des machines. En utilisant ces outils de manière subversive, des auteurs cherchent à révéler les failles et les zones d’ombre de l’intelligence artificielle (IA), plutôt que de s’en servir simplement comme d’un outil de productivité.  

Marcello Vitali-Rosati observe que ces usages créatifs peuvent ouvrir des pistes inédites pour la littérature contemporaine: «Certains auteurs jouent avec les algorithmes pour ouvrir des pistes créatives qui tentent par exemple d’épuiser les limites des algorithmes.» Cette approche consiste à questionner la machine elle-même, à la pousser dans ses retranchements pour voir jusqu’où elle peut aller avant de trébucher.  

Un exemple frappant est celui de l’écrivaine Milène Tournier qui, dans 27 fois la muraille de Chine, a utilisé ChatGPT pour produire une série de définitions de la muraille de Chine en demandant à l’algorithme de les raccourcir de plus en plus. «À la fin, il ne reste qu’une réponse: “Muraille.” Ce qui est intéressant ici, c’est de montrer les impossibilités algorithmiques et les limites du langage lui-même», explique Marcello Vitali-Rosati. Cette démarche non seulement révèle les limites du modèle, mais également remet en question la nature même de la définition et de la réduction langagière.  

Ces expérimentations avec les GML ne se résument pas à l’épuisement des algorithmes. D'autres auteurs explorent la cocréation avec l'IA, recourant aux suggestions des modèles pour obtenir des idées ou des fragments de texte qu’ils n’auraient peut-être pas envisagés autrement. Ce processus collaboratif peut conduire à des œuvres hybrides où l’humain et la machine interagissent de manière dynamique.  

Les limites des GML en littérature: vers une standardisation du langage et une conformité des idées? 

Si les grands modèles de langage peuvent ouvrir de nouvelles voies créatives, ils posent également des questions sur la standardisation du langage et sur la conformité des idées. En effet, les algorithmes sont conçus pour produire des textes qui sont jugés cohérents et pertinents selon des critères statistiques basés sur d'énormes corpus de données textuelles. Cette approche tend à favoriser une certaine homogénéité dans les productions textuelles, ce qui peut entrer en conflit avec l’essence même de la littérature, qui cherche souvent à bousculer les normes et à explorer les marges.  

«Ce qui est problématique, c’est tout ce qu’il y a de lisse dans ces algorithmes, souligne Marcello Vitali-Rosati. Ces algorithmes sont d’abord pensés pour être utiles, pour répondre à une vision du monde particulière, celle du fonctionnalisme et de la productivité.» Cette fonctionnalité peut entraîner une forme de standardisation d’où sont absentes la profondeur, la complexité et les aspérités qui caractérisent la littérature.  

Les GML, en cherchant à répondre aux attentes des utilisateurs de manière efficace, peuvent produire des textes qui sont agréables et bien structurés, mais qui manquent de ce que la littérature cherche souvent à explorer: le dysfonctionnement, l’inconnu, l’inhabituel. «La littérature cherche ces points de friction, continue Marcello Vitali-Rosati. Ce qui fait la différence entre des textes de haut niveau littéraire et des textes moins intéressants d’un point de vue esthétique, c’est justement cette capacité à aller chercher ces zones d’ombre.»  

L’influence des GML sur la conception de la littérature: une continuité ou une rupture?

Les grands modèles de langage modifient-ils notre conception de la littérature? Selon Marcello Vitali-Rosati, la réponse est nuancée. Il ne voit pas dans les GML une révolution radicale qui changerait fondamentalement la nature de la littérature, mais plutôt une continuité avec des pratiques existantes.  

«Je ne crois pas que les GML soient révolutionnaires en tant que tels, mais ils s’inscrivent dans une tradition bien plus longue», déclare-t-il. Jorge Luis Borges, dans La bibliothèque de Babel, avait déjà imaginé un scénario où la création littéraire était le résultat d’un processus algorithmique. Le professeur fait également référence à des pratiques littéraires telles que le plagiat, le pastiche et la reprise, qui ont toujours fait partie du paysage littéraire. Les GML, selon lui, ne font que prolonger ces pratiques en les rendant plus visibles et plus accessibles grâce à la technologie. Cela ne signifie pas pour autant que la littérature est en train de perdre son essence, mais plutôt qu’elle continue d’évoluer en intégrant de nouveaux outils et de nouvelles méthodes d’écriture.

Tout dispositif technique a une incidence sur l’écriture 

Marcello Vitali-Rosati note que «tout dispositif technique à travers lequel nous réalisons l'écriture a un effet majeur sur ce que nous pouvons écrire et sur ce que nous pouvons penser». Il prend l'exemple de Flaubert, qui consacrait beaucoup de temps à tailler ses plumes avec une précision extrême. Flaubert choisissait lui-même ses plumes et affirmait qu'il ne pouvait écrire que si elles étaient parfaitement ajustées à ses exigences. Paul Valéry, de son côté, utilisait un système sophistiqué de fiches colorées, rangées méthodiquement, pour préparer ses écrits. Ses cahiers avaient des formats particuliers et des stylos différents y étaient associés et la configuration matérielle influençait ses processus de pensée et d’écriture. «Les grains du papier, la taille du papier, le type de stylo, la couleur de l'encre: ces détails-là que l'on considère souvent comme futiles ne le sont pas du tout. C'est là que ça se joue et c’est ce qui contribue à façonner la littérature», poursuit le professeur.  

Concernant les GML capables de générer du texte en grande quantité, Marcello Vitali-Rosati souligne qu'ils s'inscrivent dans le cadre plus large des influences techniques, économiques, culturelles et historiques qui façonnent la littérature. Cependant, il estime que l’influence du logiciel de traitement de texte Word sur la littérature a été encore plus profonde, bien que souvent négligée. «Là où chaque écrivain avait son propre format de cahier, son type de stylo et ses préférences pour des types d’encre et de papier, aujourd'hui, tout le monde se retrouve dans le même environnement numérique. Cela conditionne fortement l’activité d’écriture et a une incidence regrettable», indique-t-il. Cette standardisation des outils d’écriture conduit à une adaptation des pratiques littéraires aux normes bureautiques, réduisant ainsi l’écriture à des formats conçus pour la gestion de documents plutôt que pour la créativité littéraire.  

Marcello Vitali-Rosati conclut en disant: «Je ne pense pas que la littérature soit vraiment influencée par les grands modèles de langage. Le marché de la littérature va changer, peut-être même que la manière d'écrire va évoluer. Je ne dis pas que les GML n’ont pas de répercussions, mais que ces répercussions sont analogues à celles de tout autre outil technique utilisé pour l'écriture. Écrire avec un grand modèle de langue va modifier la manière d'écrire, bien sûr, tout comme les correcteurs orthographiques, Word ou même la façon de tailler une plume.»