Repenser les archives grâce au cinéma
- UdeMNouvelles
Le 28 novembre 2024
- Virginie Soffer
Annaëlle Winand, professeure à l’EBSI, présente son livre «Aux marges de l’archivistique: exploitation des archives et cinéma de réemploi».
«De la pellicule en décomposition, de l’émulsion qui grésille, des pixels qui se fondent les uns dans les autres, des signes de démagnétisation, des collages humoristiques et des contextes réinventés surgissent des figures issues d’un passé indéterminé. Autant d’images en mouvement qui se révèlent aux spectateurs et spectatrices sous une forme souvent expérimentale, non fictionnelle, non traditionnelle et non linéaire, jouant sur la forme et le fond cinématographique. Ces images ont en commun une chose: elles sont reconnaissables comme autant de traces du passé, remaniées à travers différentes techniques et réunies sous un genre de cinéma appelé “réemploi”. Il s’agit de pratiques qui consistent en la réutilisation d’images en mouvement préexistantes dans la création d’une nouvelle œuvre», écrit Annaëlle Winand, professeure à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information (EBSI) de l’Université de Montréal, dans Aux marges de l’archivistique: exploitation des archives et cinéma de réemploi.
Ce sont ces pratiques adoptées par les cinéastes que la professeure en archivistique explore dans son livre. En étudiant ces utilisations des archives en marge de l’archivistique classique, elle invite à renouveler le discours sur cette discipline.
Nous nous sommes entretenus avec elle.
Pouvez-vous nous dire ce qu’est le cinéma de réemploi?
Le cinéma de réemploi est un ensemble de pratiques où des images en mouvement, produites antérieurement à leur découverte, sont réutilisées, en partie ou entièrement, dans un autre contexte filmique ou vidéographique. Malgré la diversité des pratiques que ce cinéma peut présenter, on peut remarquer des caractéristiques communes entre les œuvres. Tout d’abord, en ce qui concerne le matériel réutilisé, ce sont toutes sortes d’images en mouvement qui ont généralement été tournées par une autre personne que le cinéaste de réemploi. Il peut s’agir de films de famille, de productions hollywoodiennes, de publicités, de films industriels, de rushes, de films pornographiques, d’actualités, etc. Ces images vont servir de matière première dans la création d’une nouvelle œuvre. Ensuite, les images sont dites «trouvées», que ce soit par hasard ou après des recherches par exemple dans des archives. Dès lors, peu importe l’origine de l’objet ou l’endroit de la découverte, c’est la rencontre entre l’artiste et ces images en mouvement qui est la première étape marquante du réemploi. Enfin, les images trouvées sont réinterprétées. Les artistes leur donnent un nouveau sens en les insérant dans un contexte qui est différent de leur contexte d’origine.
Qu’est-ce qui vous a conduit à explorer le lien entre le cinéma de réemploi et les archives d’un point de vue archivistique ? Pourquoi avez-vous écrit ce livre?
Le livre est le résultat de mes recherches doctorales. Je me suis intéressée à ce type de cinéma, car il mettait en scène les archives de manière inédite, sortant du cadre archivistique traditionnel. Ce qui est intéressant, c’est que les artistes qui réutilisent les images en mouvement les qualifient souvent d’«archives», qu’il s’agisse d’archives au sens archivistique du terme ou non. De même, les chercheurs et les chercheuses qui travaillent sur ce type d’œuvre se réfèrent régulièrement à la notion d’archives. Au-delà même des définitions, en tant qu’archiviste, quand je vois de tels films, ce n’est pas tout de suite le mot archives qui me vient à l’esprit. Parce que, dans ces œuvres, je n’aperçois pas, à première vue, des caractéristiques qui entrent en adéquation avec l’authenticité, la fiabilité, l’intégrité, l’accessibilité et l’exploitabilité – toutes ces qualités qui sont traditionnellement associées aux archives. Toutefois, dans ces mêmes images, je ne peux pas me défaire de ce lien aux archives qui semble omniprésent dans le réemploi. Il y est question d’historicité et de mémoire, à travers des images issues d’un certain passé. Des images qui s’inscrivent dans le temps sous différentes formes et auxquelles les cinéastes accordent différentes valeurs. Autant de préoccupations qui, finalement, sont au cœur des réflexions des archivistes. Je me dis donc qu’il y a là matière à creuser: pourquoi ce décalage? Pourquoi est-il difficile de voir et d’appréhender les archives dans ces images? Je pense qu’il y a ici quelque chose qui échappe aux archivistes, quelque chose qui relève, selon moi, d’un impensé archivistique. C’est ce que j’étudie dans cet ouvrage.
Comment le cinéma de réemploi permet-il de repenser le discours archivistique? Quelles modalités peu étudiées en archivistique viennent révéler le cinéma de réemploi?
Le cinéma de réemploi représente une façon de considérer les archives à partir des marges. Ce que je veux dire par là, c’est que le réemploi nous permet de passer par un regard extérieur aux archives – celui de leur exploitation, à savoir leurs utilisations actuelles et utilisations potentielles – pour observer notre objet de recherche et de travail sous une autre lumière. Ce point de vue nous permet de saisir des aspects des archives et des processus archivistiques que les archivistes ne prennent pas forcément en charge, mais qui sont toutefois fondamentaux. Dans ce travail, les films de réemploi m’ont permis de parcourir différentes dimensions des archives: l’absence, qui relève de la lacune, du fragment et de l’incomplétude; l’interdit, qui se manifeste dans les archives comme traces matérielles et monstrueuses; et l’invisible, qui participe de ce qui ne se montre pas et de la spectralité. Ces trois catégories sont révélatrices plus généralement d’un impensé archivistique, c’est-à-dire une dimension des archives constituée d’une série d’angles morts dans les réflexions disciplinaires qui vient remettre en question la manière dont nous concevons les archives, ainsi que certains principes et certaines fonctions de l’archivistique. Cette dimension de l’impensé est, selon moi, tout aussi importante que féconde. Les angles morts, les impensés nous permettent, en passant par une extériorité, de réfléchir vers l’intérieur, vers la marge, vers les archives et, ainsi, de renouveler nos pratiques et théories.
À qui s’adresse cet ouvrage?
Aux marges de l’archivistique s’adresse à toute personne qui s’intéresse aux questions liées aux archives et à la notion d’archives. Il s’agit d’un ouvrage critique qui ouvre des pistes pour renouveler les discours contemporains sur l’archivistique québécoise. Il fait le point sur les réflexions disciplinaires qui ont été menées depuis les années 1980 tout en proposant un nouvel éclairage sur ces dernières. Cela dit, l’ouvrage est résolument interdisciplinaire: il dialogue avec les études cinématographiques et les études culturelles de manière plus générale. Il aborde des enjeux associés à la temporalité, à l’esthétique, à la matérialité des archives tout autant qu’aux récits historiques, mémoriels et sociaux qu’elles font voir.
À propos de ce livre
Annaëlle Winand, Aux marges de l’archivistique: exploitation des archives et cinéma de réemploi, Presses de l’Université du Québec, 2024, 312 p.