La situation des travailleurs étrangers temporaires au Québec: un portrait troublant
- UdeMNouvelles
Le 20 mars 2025
- Martin LaSalle
La situation des travailleurs étrangers temporaires au Québec: un portrait troublant à travers l'étude de Blandine Emilien et Patrice Jalette.
Le permis de travail «fermé» qui les rend dépendants d’un seul employeur place les travailleurs étrangers temporaires venus au Québec dans un état de grande vulnérabilité et soulève de nombreuses préoccupations en termes de précarité, de conditions de travail et de représentation syndicale.
C’est ce qui ressort d’un article signé par les professeurs Patrice Jalette, de l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal, et Blandine Emilien, de l’école de commerce de l’Université de Bristol, en Angleterre, tous deux affiliés au Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT).
Publié dans la Chronique internationale de l’IRES (Institut de recherches économiques et sociales), l’article met en lumière les tensions et les contradictions découlant de la notion de «travail décent» pour une société dont la main-d’œuvre locale s’est progressivement tenue à l’écart des conditions de travail difficiles, notamment dans les secteurs de l’agriculture et de la transformation alimentaire.
Des promesses trompeuses liées au permis de travail
La vulnérabilité des travailleurs étrangers temporaires découle essentiellement du permis de travail fermé. Délivré par les autorités fédérales, ce document rattache le travailleur strictement à son emploi et à son employeur.
L'île Maurice, où une agence de placement joue un rôle crucial dans le processus de recrutement et de sélection des personnes souhaitant travailler au Canada, est un exemple de la façon dont les employeurs d’ici recrutent leur main-d’œuvre étrangère.
«On leur vend notamment l’idée de la migration circulaire, où les travailleurs reviennent dans leur pays d'origine après une période de travail au Canada», dit Blandine Emilien, qui a étudié de près la situation des travailleurs mauriciens et réalisé le court documentaire Terre promise avec la cinéaste montréalaise Catherine Lemercier1.
«En réalité, ces travailleurs partent vers le Canada sans intention de retourner dans leur pays; ils aspirent à la résidence permanente, voire à la citoyenneté canadienne, poursuit-elle. Pour y arriver, ils acceptent de se retrouver sous l’emprise de leur employeur, auquel ils sont rattachés par leur permis de travail pendant leurs premières années au Canada.»
Ce permis fermé crée un rapport de force inégal, les travailleurs étrangers devenant dépendants de leur employeur pour se loger, se nourrir et même régulariser leur situation en tant qu'immigrés.
«Le permis fermé est un outil de contrôle puissant pour les employeurs, indique Patrice Jalette. Les travailleurs sont dans une position de faiblesse, car ils craignent de perdre leur permis et d'être expulsés s'ils dénoncent des abus ou des conditions de travail inacceptables. Cela les rend plus susceptibles d'accepter des situations difficiles et de rester silencieux face aux injustices.»
Selon Patrice Jalette et Blandine Emilien, cette précarité a des conséquences majeures sur la vie des travailleurs étrangers temporaires.
«Ils vivent dans la peur constante de perdre leur emploi et leur statut, ce qui peut les conduire à accepter des conditions de travail dangereuses ou, dans certains cas, discutables, déplorent-ils. De plus, le permis fermé peut être utilisé comme moyen de pression afin de les décourager de réclamer de meilleures conditions ou de vouloir améliorer leur sort.»
Des risques accrus pour la santé et la sécurité
Les travailleurs étrangers font aussi face à des risques accrus pour leur santé et leur sécurité au travail, mentionne Blandine Emilien.
«Plusieurs de ces empois sont très exigeants sur le plan physique, comme le souligne un travailleur dans mon documentaire. Ces travailleurs sont exposés à des risques physiques importants, tels que des blessures liées à des machines, des chutes ou des accidents, précise-t-elle. De plus, ils peuvent être soumis à des conditions de travail extrêmes, comme des températures élevées, la manipulation de produits chimiques dangereux ou des heures de travail excessives.»
Outre les risques physiques, leur santé mentale est également mise à rude épreuve, notamment en raison de la précarité de leur situation, de l'éloignement de leur famille et du manque de soutien social.
«Les travailleurs étrangers temporaires peuvent se sentir isolés, confrontés à des barrières linguistiques et culturelles, ce qui peut aggraver leur sentiment de vulnérabilité et les conduire à des problèmes de santé mentale tels que la dépression, l'anxiété et même des pensées suicidaires», ajoute la professeure.
Les défis syndicaux: représenter une main-d'œuvre diversifiée et vulnérable
Par ailleurs, l'arrivée massive de ces travailleurs pose un défi important pour les syndicats qui les représentent.
«Les représentants syndicaux doivent gagner la confiance de ces travailleurs qui, de leur côté, peuvent être méfiants à l’endroit des syndicats en raison de leur expérience dans leur pays d'origine, explique Patrice Jalette. À l’inverse, les travailleurs locaux vont parfois s’interroger quant à la solidarité des travailleurs étrangers dans les luttes syndicales, compte tenu de leur grande dépendance envers l’employeur.»
À cet égard, Blandine Emilien et lui soutiennent que la cohabitation entre travailleurs locaux et travailleurs étrangers peut être source de tensions, d’intimidation et même de racisme, ce qui constitue un défi additionnel pour les syndicats, qui doivent représenter équitablement tous leurs membres.
Pour une reconnaissance et une protection renforcées
Par ailleurs, bien que les travailleurs étrangers temporaires soient censés bénéficier des mêmes droits que les travailleurs canadiens, les violations de leurs droits prennent de nombreuses formes comme des heures supplémentaires impayées, des retenues salariales illégales, un contrôle de leurs allées et venues pendant les heures de travail et en dehors de celles-ci et des entraves à l'accès aux soins de santé.
«C’est pourquoi les syndicats et les organisations de défense des droits des travailleurs militent pour une amélioration des conditions de travail des travailleurs étrangers temporaires et pour la fin du système de permis fermé, affirme Patrice Jalette. Ils demandent un meilleur accès à l’immigration permanente, car, si les pénuries de main-d’œuvre persistent, il est illogique que l’immigration pour les pallier soit temporaire.»
Le statut temporaire et la situation de dépendance des travailleurs étrangers les rendent vulnérables à l’égard de l’employeur qui, lui, trouve son compte dans une main-d’œuvre non libre, corvéable et contrainte de vivre cette dépendance, parfois renouvelée par un deuxième permis temporaire avant l’accès à la résidence permanente.
«Il est essentiel de reconnaître les contributions de ces travailleurs à l'économie canadienne et québécoise, conclut Blandine Emilien. Ils occupent souvent des emplois essentiels, mais peu valorisés et nous devons nous assurer qu'ils bénéficient d'un traitement équitable, de conditions de travail décentes et de la possibilité de s'épanouir professionnellement; nous devons aussi tenir compte des besoins des travailleurs ayant des responsabilités familiales.»
À propos de cette étude
L’article «Recours aux travailleurs migrants temporaires: travail décent ou esclavage moderne?», par Blandine Emilien et Patrice Jalette, a été publié dans la Chronique internationale de l’IRES.
1. Le documentaire Terre promise, par Blandine Emilien et Catherine Lemercier, est disponible sur le site du CRIMT.
Recours de plus en plus grand aux travailleurs étrangers temporaires
Selon les données de 2023 de l'Institut du Québec, la province a accueilli l'équivalent de 1,8 % de sa population totale en nouveaux immigrants temporaires, dont une partie relève du Programme des travailleurs étrangers temporaires. Entre 2010 et 2023, le nombre de ces travailleurs – à 80 % masculins – a presque été multiplié par huit, passant de 7545 à 59 820.
Globalement, environ 40 % d’entre eux occupent des métiers liés à l'agriculture, 9 % à la restauration et aux services alimentaires et 6 % à la transformation alimentaire. À l’échelle canadienne, ils proviennent de 152 pays dont, en tête de liste au Québec, le Guatemala, le Mexique et les Philippines.