Code du travail: un projet de loi «inopportun et déstabilisant», selon des experts de l’UdeM

De 2001 à 2022, seulement 7,4 % des négociations ont mené à une grève ou un lock-out. Cette faible fréquence des conflits témoigne de l’efficacité du système actuel des relations de travail, selon les spécialistes de l'UdeM.

De 2001 à 2022, seulement 7,4 % des négociations ont mené à une grève ou un lock-out. Cette faible fréquence des conflits témoigne de l’efficacité du système actuel des relations de travail, selon les spécialistes de l'UdeM.

Crédit : Getty

En 5 secondes

Des experts de l’UdeM en relations industrielles critiquent le projet de loi no 89, qui vise à restreindre le droit de grève et à donner un pouvoir d’intervention accru au ministre du Travail.

Le projet de loi no 89 visant à modifier le Code du travail est «inopportun et déstabilisant», car les changements qu’il renferme portent atteinte à la liberté d’association, aux principes de primauté et de prévisibilité du droit ainsi qu’aux engagements internationaux du Canada en matière de droit du travail, qui lient aussi le Québec. 

Telle est l’essence des critiques qu’ont exprimées des spécialistes en relations industrielles et en droit du travail de l’Université de Montréal dans deux mémoires qu’ils ont présentés le 19 mars en commission parlementaire. 

Invités à mettre à profit leur expertise, les professeurs Dalia Gesualdi-Fecteau, Patrice Jalette, Mélanie Laroche, Gregor Murray et Anne-Julie Rolland ont insisté sur l’importance de préserver les principes fondamentaux du Code du travail, notamment la liberté de négociation et l’équilibre des forces entre employeurs et syndicats.

Deux modifications au Code du travail

Le projet de loi no 89 propose deux modifications majeures au Code du travail. 

Premièrement, il élargit la définition des services essentiels en introduisant la notion de «services assurant le bien-être de la population», une notion «vague et subjective qui pourrait englober une multitude de secteurs, restreignant ainsi le droit de grève bien au-delà des services vitaux comme la santé ou la sécurité publique», ont-ils indiqué. 

Deuxièmement, le projet de loi accorde au ministre du Travail un pouvoir d’intervention sans précédent. En cas de conflit qu’il jugerait préjudiciable à la population, le ministre pourrait imposer un arbitrage, privant les parties de leur droit de négocier librement les conditions de travail. Cette mesure, présentée comme exceptionnelle, soulève de nombreuses questions quant à son application et à ses conséquences.

Un contexte mal choisi

Gregor Murray, Mélanie Laroche et Patrice Jalette en commission parlementaire le 19 mars

Crédit : Assemblée nationale du Québec, séances des commissions

Le projet de loi no 89 arrive à un moment particulièrement inopportun, selon les experts de l’UdeM, aussi membres du Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail. 

«Les milieux de travail sont déjà confrontés à des défis majeurs, notamment les transformations numériques, la pénurie de main-d’œuvre et les tensions commerciales internationales, et l’ajout d’une réforme aussi controversée va créer des distractions dont personne n’a besoin», a insisté le professeur Patrice Jalette. 

Il a rappelé que le Québec s’est doté, au fil des décennies, d’un cadre juridique qui favorise la paix industrielle tout en respectant les droits des travailleurs. 

«Les statistiques du ministère du Travail montrent que plus de 90 % des négociations se concluent sans arrêt de travail et qu’entre 2001 et 2022 seulement 7,4 % des négociations ont mené à une grève ou un lock-out, a-t-il précisé. Cette faible fréquence des conflits témoigne de l’efficacité du système.»

Cinq mises en garde

Les professeurs de l’École de relations industrielles de l’UdeM ont formulé cinq mises en garde majeures concernant les conséquences du projet de loi no 89. 

D’abord, l’encadrement excessif du droit de grève distinguerait négativement le Québec à l’échelle internationale. «Le droit de grève est reconnu comme un droit fondamental par les conventions de l’Organisation internationale du travail et toute restriction doit être justifiée par des motifs impérieux», a dit Mélanie Laroche. 

Ensuite, un interventionnisme étatique accru introduirait un niveau d’incertitude dans la négociation collective. La capacité du pouvoir exécutif d’intervenir à tout moment du processus de négociation et de restreindre le droit de grève ou d’ordonner l’arbitrage va nécessairement dépouiller les parties de toute prévisibilité stratégique et avoir un effet négatif sur la dynamique des négociations, décourager les compromis, voire prolonger les conflits, selon la professeure. 

«De même, la politisation des relations de travail dans le secteur privé est un risque réel, car, en intervenant directement dans les conflits, le ministre pourrait favoriser certains intérêts et en menacer d’autres, ce qui minerait la confiance dans le système», a-t-elle poursuivi. 

Par ailleurs, les mécanismes d’arbitrage proposés dans le projet de loi ne permettront pas de régler les véritables problèmes des parties. Elle a signalé que «l’arbitrage obligatoire, en particulier, se concentre souvent sur les aspects salariaux ou sur des éléments pour lesquels les recommandations peuvent s’aligner sur des comparables. Mais les arbitres sont souvent plus réticents à prendre des décisions qui touchent à l’organisation du travail ou à tout autre sujet au cœur de l’organisation des performances de l’entreprise, des questions qui sont pourtant souvent au centre des conflits en relations du travail». 

Selon elle, le ministre dispose déjà d’un arsenal d’outils pour faciliter les négociations, notamment la conciliation et la médiation, sans devoir s’adjuger un pouvoir d’intervention accru. «Même si le ministre affirme que c’est un mécanisme qui sera exceptionnel, le risque qu’il intervienne pourra se matérialiser selon l’idéologie du gouvernement en place», a-t-elle averti.

D’importants points légaux

Anne-Julie Rolland et Dalia Gesualdi-Fecteau, de l'Université de Montréal, accompagnées de Maxine Visotzky-Charlebois, de l'Université du Québec à Montréal

Crédit : Assemblée nationale du Québec, séances des commissions

Dalia Gesualdi-Fecteau a souligné que le projet de loi no 89 est susceptible de contrevenir à la liberté d’association, protégée par les chartes canadienne et québécoise, ainsi qu’aux conventions de l’Organisation internationale du travail. 

«Le droit de grève, reconnu comme un élément essentiel de la négociation collective, est restreint de manière disproportionnée dans ce projet de loi, a déclaré l’avocate en droit du travail. L’arbitrage imposé même après le déclenchement d’une grève prive les parties de leur droit de négocier librement les conditions de travail.» 

Elle estime aussi que la notion de «bien-être de la population» contenue dans le projet de loi est vague et subjective, ce qui crée une incertitude juridique. Il en va de même des concepts de sécurité sociale, économique et environnementale, qui ont le potentiel de couvrir un large champ d’action.  

«Cette inflation conceptuelle et normative dépasse largement les critères établis pour les services essentiels, traditionnellement limités à la santé et à la sécurité publique», a ajouté Dalia Gesualdi-Fecteau. 

De plus, les changements apportés par le projet de loi ouvrent selon elle la porte à la judiciarisation des relations de travail. «Il y aura une multiplication des contestations de nature constitutionnelle, ce qui créera une période d’instabilité juridique et pratique, et les nombreux recours devant les tribunaux affaibliront la stabilité du système des relations de travail», a-t-elle prédit. 

Pour sa part, Anne-Julie Rolland considère que le projet de loi menace la primauté du droit en accordant au pouvoir exécutif, soit au ministre du Travail ou au gouvernement selon le cas, un pouvoir discrétionnaire. «L’absence de critères clairs pour l’exercice de ces pouvoirs risque d’engendrer des inégalités devant la loi, a-t-elle dit. Par exemple, le pouvoir exécutif pourrait intervenir dans certains secteurs tout en ignorant d’autres conflits similaires, ce qui contreviendrait au principe d’égalité.» 

«Les lois spéciales adoptées par le passé ont démontré que le tort causé par ces interventions n’est jamais complètement réparé, car elles portent atteinte à la négociation, à la liberté d’association et n’améliorent pas pour autant les conditions de travail», a poursuivi la chargée d’enseignement.

Glissement du pouvoir législatif vers l'exécutif

L’un des aspects les plus préoccupants du projet de loi no 89 est le glissement du pouvoir législatif vers l’exécutif, au dire de Gregor Murray. 

«Historiquement, les interventions de l’État dans les relations de travail se faisaient par le biais de lois spéciales, adoptées après un débat démocratique à l’Assemblée nationale, mais avec ce projet de loi, le ministre se voit accorder un pouvoir de décision unilatéral, sans avoir à rendre de comptes au législatif», a-t-il déploré. 

D’après lui, «ce glissement du pouvoir législatif vers l’exécutif entraînera une centralisation du pouvoir qui risque de miner la primauté du droit et l’égalité devant la loi, car les décisions du ministre pourraient être influencées par des considérations politiques plutôt que par l’intérêt public, ce qui minerait la confiance dans le système». 

Gregor Murray estime que le gouvernement a présenté ce projet de loi en réponse à «l’augmentation marginale du nombre de grèves survenues au cours des dernières années et que l’arbitrage obligatoire qui est proposé est une réaction démesurée à un problème qui relève fondamentalement de la négociation». 

«Le Québec a besoin d’un système de relations de travail qui favorise la négociation, l’équilibre des forces et le respect des droits fondamentaux, pas d’une loi qui risque de rompre cet équilibre délicat. C’est d’autant plus le cas dans un contexte qui fait appel au dialogue social entre les acteurs du monde du travail pour relever les grands défis auxquels ils font face actuellement», a-t-il conclu.

Pour visionner les présentations

Présentation d’Anne-Julie Rolland et Dalia Gesualdi-Fecteau en commission parlementaire sur le projet de loi no 89 

Présentation de Gregor Murray, Mélanie Laroche et Patrice Jalette en commission parlementaire sur le projet de loi no 89