Conflits linguistiques dans la francophonie canadienne: le «maudit Québécois» existe-t-il encore?
- UdeMNouvelles
Le 5 mai 2025
- Martin LaSalle
Le «maudit Québécois» fait-il encore partie du discours des francophones des autres provinces canadiennes à l’endroit des habitants de la Belle Province? C’est ce qu’a cherché à savoir Justin Labelle.
Dans l’imaginaire collectif des francophones hors Québec, l’expression maudit Québécois a longtemps symbolisé les tensions entre les francophones du Québec et ceux des autres provinces canadiennes. Mais cette caricature, ancrée dans l’histoire et les mémoires collectives, est-elle toujours d’actualité?
C’est la question que s’est posée Justin Labelle, doctorant en anthropologie linguistique à l’Université de Montréal, dans son projet de recherche dont il a présenté les résultats à l’occasion du 92e Congrès de l’Acfas.
Il a effectué un séjour de cinq mois dans sept villes de l’Ouest canadien et de l’Ontario en vue de comprendre si ces conflits persistaient et comment les communautés francophones minoritaires se définissent désormais par rapport au Québec.
Une histoire de tensions et de perceptions
Les relations entre les francophones du Québec et ceux des autres provinces ont longtemps été marquées par des tensions qu'ont initialement alimentées des discours politiques et médiatiques. «Par exemple, René Lévesque a qualifié les francophones hors Québec de dead ducks en 1968 et plus récemment, en 2019, Denise Bombardier a parlé des Disparus, relate Justin Labelle. Ces termes, bien que controversés, reflètent une dynamique complexe de pouvoir et d’identité.»
Selon ses recherches, l’éveil nationaliste du Québec dans les années 1960 et 1970 était perçu par certains francophones hors Québec «comme une trahison envers leurs communautés et cette perception s’est cristallisée lors d’évènements clés, comme les États généraux du Canada français ou l’Accord du lac Meech, où les francophones minoritaires se sont sentis abandonnés par un Québec centré sur ses propres enjeux», ajoute-t-il.
D’où l’expression maudits Québécois, qui incarnait cette frustration.
Une méthodologie immersive pour comprendre les réalités d’aujourd’hui
Pour aller au-delà des clichés, Justin Labelle a choisi une approche ethnographique immersive. Entre avril et août 2024, il a vécu dans sept villes – Ottawa, Sudbury, Hearst, Winnipeg, Saskatoon, Regina et Edmonton – avec l’objectif d’écouter «les voix des francophones ordinaires, ceux qui vivent au quotidien les réalités de la francophonie minoritaire».
«J’ai passé de trois semaines à un mois dans chaque endroit, participé à des activités communautaires, fréquenté des cafés et réalisé 54 entrevues, raconte-t-il. Je voulais comprendre ce que pensent le mécanicien du quartier de Saint-Boniface à Winnipeg, l’enseignante de Sudbury ou l’étudiant de Regina, pas seulement les élites.»
Cette immersion lui a permis de saisir une complexité des perceptions. Ainsi, à Hearst, une ville à plus de 93 % francophone souvent surnommée le «petit Québec», les résidants ont exprimé un attachement fort à leur identité tout en reconnaissant que les dynamiques avec le Québec avaient évolué. À Winnipeg, en revanche, la diversité des origines des francophones a transformé les priorités communautaires.
Des résultats surprenants: une francophonie en mutation
Les résultats de sa recherche démontent en partie le mythe du maudit Québécois. Selon Justin Labelle, les conflits ethnolinguistiques ont perdu de leur pertinence, non pas parce que les relations sont devenues égalitaires, mais parce que les communautés francophones minoritaires ont évolué.
«À Winnipeg, par exemple, la francophonie est désormais composée à moitié de néo-francophones, principalement issus d’Afrique et d’Europe, explique-t-il. Ces nouveaux arrivants apportent une diversité qui change la donne de sorte que la francophonie manitobaine ne se définit pratiquement plus en opposition par rapport au Québec.»
Cette transformation se reflète notamment dans les institutions. La Société franco-manitobaine est devenue la Société de la francophonie manitobaine, un nom plus inclusif. En Alberta, l’Association canadienne-française de l’Alberta coexiste désormais avec la Francophonie albertaine plurielle, qui met davantage en avant la diversité des origines des francophones.
Justin Labelle note aussi que les francophones minoritaires se concentrent désormais sur leurs propres défis, comme l’accès à des services en français ou la préservation de leur identité dans un contexte majoritaire anglophone. «Le Québec reste un partenaire important, mais il n’est plus au centre de leur identité», ajoute-t-il.
Une francophonie plurielle et postmoderne
Le doctorant de troisième année observe une francophonie minoritaire «de plus en plus plurielle, pluricentrique, plurilingue et pluriculturelle: les francophones de l’Ouest ont développé une sorte d’indépendance, une souveraineté culturelle, remarque-t-il. Ils créent leurs propres institutions, défendent leurs droits et collaborent entre eux. Cette autonomie les rend moins dépendants de la validation du Québec».
Cette évolution est aussi générationnelle. Les jeunes francophones, qu’ils soient de souche ou issus de l’immigration, sont moins enclins à reproduire les conflits du passé. «On entend encore l’expression maudits Québécois, mais elle est souvent dite avec un sourire, comme une blague, c’est moins caricatural qu’avant», a témoigné un répondant.
Bien que les tensions historiques s’estompent, de nouvelles craintes sont exprimées, dont celle du risque de «dilution de l’identité franco-manitobaine ou franco-albertaine, rapporte Justin Labelle. De plus, les francophones minoritaires continuent de lutter pour des droits linguistiques et des ressources adéquates dans un contexte majoritairement anglophone».
Selon lui, ces craintes pourraient être atténuées par une collaboration et une reconnaissance des expériences plurielles. «Les défis des francophones du Manitoba, de la Saskatchewan, de l’Alberta ou de l’Ontario sont différents, mais ils ont des similitudes, dit-il. En travaillant ensemble, en partageant leurs expériences, ces communautés peuvent renforcer la francophonie canadienne dans son ensemble.»
Des initiatives comme le Secrétariat du Québec aux relations canadiennes illustrent cette volonté de collaboration. À l’échelle locale, des projets intersectoriels en éducation, culture et économie montrent que les francophones minoritaires prennent leur destin en main.
«Le maudit Québécois est une expression qui appartient de plus en plus au passé, au profit d’une francophonie canadienne unie dans sa diversité», conclut Justin Labelle.