Opération Bangui: extractivisme biomédical en Afrique centrale

Cet ouvrage met en lumière les complexes dynamiques Nord-Sud à l’œuvre et pose la question de l’extractivisme biomédical, où les scientifiques prennent sans redonner.

Cet ouvrage met en lumière les complexes dynamiques Nord-Sud à l’œuvre et pose la question de l’extractivisme biomédical, où les scientifiques prennent sans redonner.

Crédit : Image de fond (Getty), livre (Les libraires)

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Le livre du professeur Pierre-Marie David retrace l’histoire d’une recherche prévaccinale à Bangui qui a tenu un rôle important dans la recherche scientifique sur le VIH/sida.

Des militaires qui se font prélever du sang dans un centre de santé en Afrique, des vaccins qui leur sont proposés, le tout sous le sceau du secret. De quoi faire jaser. «Les rumeurs de cette opération sont venues jusqu’à moi au Québec», relate le sociologue et pharmacien Pierre-Marie David, professeur à la Faculté de pharmacie de l’Université de Montréal, qui a passé trois ans en République centrafricaine comme coordonnateur de programmes d’accès aux antirétroviraux au début des années 2000.

Si des rumeurs d’inoculation du VIH en catimini pour mieux l’étudier ont circulé, c’est une tout autre histoire – mais non moins importante – que Pierre-Marie David raconte dans son livre Opération Bangui: promesses vaccinales en Afrique postcoloniale. «De nos jours, la République centrafricaine est un pays presque oublié de la santé mondiale. Pourtant, Bangui a joué un rôle important dans la recherche sur le sida et la prise en charge de la maladie», rappelle-t-il.

Pour mettre cette histoire à jour, le chercheur a parcouru les archives militaires et diplomatiques partout en France. «Étudier la recherche sur le sida en Centrafrique m’a amené à faire le tour de la France; ça montre donc le caractère postcolonial de la chose», observe le professeur. 

Bangui, pôle important de la lutte contre le sida

Pierre-Marie David

Pierre-Marie David

Crédit : Courtoisie

Dans les années 1980 et 1990, Bangui, en République centrafricaine, et son institut Pasteur tiendront un rôle majeur dans la recherche sur le VIH. À l’époque, on commence à peine à nommer cette nouvelle maladie et on la comprend mal. «Le personnel dans les hôpitaux africains voyait bien qu’il se passait quelque chose, mais nous étions dans une période de flous», note Pierre-Marie David. 

En 1985, les ténors de la lutte contre le sida se réunissent à Bangui pour définir des critères cliniques, qui consistent à attribuer un score aux différents symptômes. La ville, considérée comme l’un des cœurs de l’épidémie, devient intimement liée au sida, notamment en raison de cette réunion internationale, d’où émergera la «définition de Bangui».

Des sujets militaires

Pour contrer un sida «d’importation» – transporté de l’Afrique à la France –, on rend disponibles pour les militaires français et les «filles libres» qu’ils fréquentent les premiers tests biologiques diagnostiques. L’Institut Pasteur de Bangui est mis à contribution pour faire ces tests, mais également effectuer la surveillance de cette maladie. Mais comme les sujets sont des militaires, les résultats restent secrets. «Ce sont des questions trop délicates politiquement. La France ne veut pas publiciser les recherches sur ses militaires», souligne Pierre-Marie David.

On se tourne alors vers les militaires centrafricains. C’est cette recherche, mise en place en 1989, qui prendra le nom de code «opération Bangui». «C’est une recherche secrète qui examine les virus présents chez les militaires, la prévalence et l’incidence du VIH pour éventuellement mettre en place un essai clinique pour un vaccin. Ça permettait de mener des travaux tranquillement et d’avoir un avantage concurrentiel par rapport aux autres scientifiques du Nord, comme les Américains», résume-t-il. Le secret est partagé par les autorités centrafricaines, qui peuvent tirer profit des potentielles retombées de la recherche tout en évitant que l’ampleur de l’épidémie chez les militaires s’ébruite.

«On en profitait pour donner des vaccins importants comme celui contre la fièvre jaune, ce qui a créé tout un amalgame dans la tête des gens», poursuit-il. Est-ce que les scientifiques inoculaient le VIH aux militaires centrafricains pour ensuite l’étudier? La machine à rumeurs s’emballe, alimentée par le voile de mystère entourant l’opération.

Dynamiques postcoloniales

En 1992, l’arrivée de deux chercheurs américains qui souhaitent mettre au point un vaccin contre le sida révèle au grand jour l’opération Bangui. Leur approche contraste avec celle des Français, exposant l’attitude coloniale de ces derniers. «Les Américains proposent de donner de l’argent aux populations locales, de former les gens localement et dans les universités aux États-Unis, ce que les Français et l’Institut Pasteur n’avaient pas fait», remarque Pierre-Marie David. 

Cet ouvrage met ainsi en lumière les complexes dynamiques Nord-Sud à l’œuvre et pose la question de l’extractivisme biomédical, où les scientifiques prennent sans redonner. Dynamiques qui, comme la pandémie de COVID-19 l’a bien montré, sont malheureusement loin d’être de l’histoire ancienne.

À propos de ce livre

Pierre-Marie David, Opération Bangui: promesses vaccinales en Afrique postcolonialeMontréal, Lux Éditeur, 2025, 176 p.

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