Cinq mois dans une jungle au Ghana pour étudier des singes menacés

En 5 secondes Deux étudiants de maîtrise en anthropologie passent cinq mois isolés dans une forêt du Ghana pour percer les secrets reproductifs d’une espèce de primate menacée d’extinction.
Vampire et Vipa, sa fille née en janvier 2025 du groupe Winter; Marine Larrivaz, avec la femelle Vampire; le mâle Cooper, du groupe Wawa, aux aguets dans une maison des locaux.

Dans la série

Pas de vacances pour la science! Article 40 / 40

Dans la forêt protégée de Boabeng-Fiema au Ghana, les étudiants à la maîtrise en anthropologie Francis Latour et Médrick Heppell vivent depuis mai une aventure scientifique hors du commun. Ils observent les comportements d’une espèce de primate en danger d’extinction, le colobe de Geoffroy (Colobus vellerosus).

Accompagnés durant leur premier mois par la doctorante Marine Larrivaz, qui les a formés sur le terrain, ils poursuivront seuls leur mission jusqu’en octobre dans le cadre d’un projet de recherche dirigé par Iulia Bӑdescu, du Département d’anthropologie de l’Université de Montréal.

Un sanctuaire unique

Le sanctuaire de singes de Boabeng-Fiema constitue un cas exceptionnel de conservation communautaire. Cette forêt de deux à trois kilomètres carrés, située près de deux villages ghanéens, abrite plus de 260 colobes de Geoffroy répartis en plusieurs groupes.

«La préservation de ces primates est possible, car les singes font partie des croyances religieuses des habitants de ces deux villages, explique Iulia Bӑdescu, qui est codirectrice du lieu avec Eva Wikberg, de l’Université du Texas à San Antonio. Les villageois cohabitent avec les primates, malgré quelques inconvénients comme le fait que les colobes grugent parfois les murs de leurs maisons, composés de terre rouge riche en minéraux.»

La particularité de ce terrain d’étude réside aussi dans son statut touristique, ce qui crée des défis supplémentaires pour les chercheurs. «C’est un site d’écotourisme et il y a régulièrement des autobus qui amènent des touristes, raconte Francis Latour. Ces intrusions modifient parfois les comportements des primates et compliquent la collecte de données.»

Une préparation de sept mois

Cette expédition scientifique a été minutieusement organisée. Marine Larrivaz, qui a effectué son second séjour sur ce terrain, a supervisé une formation intensive de sept mois avant le départ, puis accompagné Francis Latour et Médrick Heppell pendant leurs premières semaines sur le territoire africain.

«Nous avons amorcé la formation fin octobre. Elle couvrait des aspects cruciaux comme la sécurité sur le terrain, la reconnaissance des individus à partir de photos que j’avais prises il y a deux ans, l’approche des primates sans les perturber et les gestes de secours d’urgence», mentionne la doctorante.

Une fois sur place, les deux jeunes chercheurs ont ainsi été rapidement en mesure de repérer les colobes qu’ils voulaient étudier. «Comme primatologues, nous cherchons à connaître chaque individu, ce qui peut prendre quelques semaines, puisque nous devions mémoriser l’identité de 50 à 60 individus répartis dans quatre groupes de 8 à 15 singes chacun», indique Francis Latour.

La logistique représente également un défi considérable. L’équipe doit être dotée de matériel spécialisé pour la collecte d’échantillons fécaux, dont des pots de collecte d’urine médicaux et des sachets de silice particuliers pour le transport des prélèvements. Les membres de l’équipe utilisent aussi du matériel pour recueillir des données comportementales.

L’isolement du site ajoute une dimension supplémentaire à la préparation. Après un vol vers Accra, la capitale ghanéenne, l’équipe a dû rouler 10 heures vers le nord pour atteindre sa base, soit une petite maison en bordure de la forêt.

Trois projets de recherche complémentaires

Les trois étudiants poursuivent chacun leur projet de recherche, mais ces projets sont centrés sur les comportements alimentaires et sociaux des femelles colobes.

Francis Latour s’intéresse à l’alloparentalité, soit l’influence des soins prodigués par d’autres membres du groupe que la mère sur le développement des petits, comme les porter ou les toiletter. «Je me concentre sur les jeunes et j’évalue leur âge pour les catégoriser et les comparer, et ainsi mesurer leur évolution», explique-t-il.

Médrick Heppell étudie quant à lui la relation entre le statut reproductif des femelles et leurs habitudes alimentaires selon les différentes strates des arbres. «Une femelle en lactation, par exemple, va se nourrir plus bas dans la canopée, possiblement parce qu’il lui est plus difficile de grimper en raison du poids de son petit», observe-t-il. Cette recherche implique la prise de coordonnées GPS et la cartographie des déplacements des groupes.

Le projet de Marine Larrivaz, le plus ambitieux, porte sur l’investissement simultané, un phénomène par lequel certaines femelles sont à la fois gestantes et allaitantes. «Dans notre population étudiée, c’est assez fréquent que les femelles fassent cet investissement simultané, dit-elle. Cette situation, peu étudiée chez l’humain, touche 50 % des femelles colobes du sanctuaire.»

«Mon hypothèse regroupe deux facteurs: l’expérience maternelle et la vie sociale de la mère. Et quand ces deux aspects sont présents dans sa vie au même moment, elle peut éventuellement effectuer cet investissement afin de réduire les espaces interconnaissances entre chaque petit», note Marine Larrivaz.

Sur le terrain: entre patience et adaptation

La collecte de données sur le terrain exige une patience et une adaptabilité de tous les instants. Les journées commencent entre 7 h et 8 h, mais la durée de la collecte varie d’un jour à l’autre. «Pour recueillir environ de trois à quatre heures de données dans une journée, nous restons parfois de huit à neuf heures sur place», illustre Francis Latour.

La méthode principale utilisée est le focal sampling, soit l’observation d’individus ciblés pendant des blocs de 10 à 15 minutes durant lesquels chaque comportement est minutieusement consigné sur une tablette, que l’animal soit en train de se reposer, de s’alimenter, de se déplacer ou d’interagir avec d’autres individus.

Le défi principal consiste à ne pas perdre l’individu observé. «Le temps que nous notions une donnée, l’individu peut déjà s’être déplacé», fait remarquer Médrick Heppell. Pour Francis Latour, qui se concentre sur les jeunes, la difficulté est décuplée. «Les bébés bougent beaucoup et très rapidement et, si je baisse puis relève les yeux, il faut que je retrouve celui que j’étudie!» souligne-t-il.

En parallèle de l’observation comportementale, l’équipe collecte des échantillons fécaux qui seront analysés au Québec. Ces analyses permettront de déterminer les ratios isotopiques carbone-azote, fournissant des informations précieuses sur l’alimentation et le statut de sevrage des jeunes.

Malgré les défis quotidiens, les chercheurs gardent le moral. «C’est vraiment une expérience unique, confie Francis Latour. Nous apprenons énormément sur les primates, mais aussi sur nous-mêmes. Être isolés dans cette forêt, c’est parfois difficile, mais quand nous réussissons à observer des comportements qui n’ont jamais été étudiés, nous nous disons que ça vaut tous les sacrifices et que les données vont contribuer à mieux protéger une espèce en danger, et ça, c’est motivant!»

Partager