Quand les manifestations politiques rencontrent la force
- UdeMNouvelles
Le 18 juin 2025
- Jeff Heinrich
Spécialiste des réponses militaires aux mouvements de protestation, le politologue Theodore McLauchlin, professeur à l’UdeM, répond à trois questions sur la situation actuelle aux États-Unis.
Professeur au Département de science politique de l’Université de Montréal, Theodore McLauchlin dirige le Centre d'études sur la paix et la sécurité internationale et est chercheur au Centre d’études et de recherches internationales de l’UdeM. Il est également l’auteur de l’ouvrage Desertion: Trust and Mistrust in Civil Wars, paru en 2020 chez Cornell University Press.
Ses travaux de recherche portent sur les conflits civils et internationaux ainsi que sur les questions de sécurité, en s’intéressant tout particulièrement à l’organisation et à la dynamique politique des forces militaires étatiques et non étatiques.
Ses articles scientifiques ont été publiés dans plusieurs revues de renom, dont International Studies Quarterly, le Journal of Conflict Resolution, le Journal of Peace Research, Comparative Politics et Security Studies.
Depuis 2024, il mène avec Risa Brooks (de l’Université Marquette au Wisconsin), Ruth Dassonneville (de la KU Leuven en Belgique et professeure associée à l’UdeM) et Erica De Bruin (du collège Hamilton à New York) un projet de recherche intitulé «The United States Military in a Political Crisis». Ce projet est financé jusqu’en 2027 par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
Nous lui avons demandé d’analyser les plus récents développements du mouvement de protestation américain et la réponse de l’administration Trump.
Raids de l’ICE, manifestations «No Kings» à l’échelle nationale, déploiement de la Garde nationale et des Marines, parade militaire dans la capitale et même une attaque meurtrière isolée visant des sénateurs démocrates: que se passe-t-il aux États-Unis?
Un des changements les plus marquants, selon moi, concerne la politisation des forces armées américaines. Celles-ci semblent de plus en plus au service du programme de politique intérieure du président. La Garde nationale, dont le rôle à l'intérieur du pays est généralement accepté, a été déployée contre la volonté d’un gouverneur – une première en 60 ans – et sans justification sur le terrain à Los Angeles. Quant aux Marines, ils sont censés s’occuper des menaces extérieures. Les faire intervenir sur le territoire sans que ce soit un ultime recours modifie leur mandat. Le vocabulaire employé – «état de rébellion», «libération» de la deuxième ville en importance du pays – brouille la distinction entre les ennemis intérieurs et extérieurs, tout comme les raids de l’ICE ou bien les expulsions sans procédure judiciaire. Les assassinats ciblés au Minnesota, de toute évidence commis par un extrémiste de droite, en sont un reflet.
Pis encore, la note autorisant ces déploiements ne mentionne ni Los Angeles ni un cadre temporel précis: elle est donc sans limites claires.
En parallèle, le président a prononcé un discours de type électoral à Fort Bragg, ponctué de ses habituelles attaques contre ses adversaires politiques. Si les présidents ont souvent utilisé l’armée à des fins symboliques, la nouveauté de ce discours résidait dans une participation active d’éléments de l’armée elle-même: des rapports crédibles indiquent que des militaires ont été encouragés à y assister s’ils soutenaient le président et dispensés de le faire dans le cas contraire. Des militaires en uniforme ont hué ou applaudi sur commande, en violation des règles sur la neutralité politique.
À cela s’ajoute une instrumentalisation des guerres culturelles: bannissement du personnel transgenre, censure de livres dans les établissements militaires… Comme si l'on cherchait à transformer l’armée en une institution ouvertement acquise à Donald Trump, d’autant que plusieurs hauts gradés ont été écartés.
Comment voyez-vous l’évolution de la situation en matière de dissidence politique et de répression gouvernementale? Où se situe la ligne entre réaction et réactionnaire?
Il est difficile d’estimer précisément l’ampleur des foules, mais la journée «No Kings» figure parmi les plus grandes mobilisations de l’histoire des États-Unis, avec des manifestations presque entièrement pacifiques. Ce type de mobilisation est puissant. Il est difficile de maintenir une répression ouverte contre des protestations non violentes.
Cela dit, l’un des grands défis reste la fragmentation de l’espace médiatique. La perception de la violence à Los Angeles varie radicalement selon les sources, certains faisant un tableau du chaos qui ne correspondait pas à la réalité. Cette polarisation rend plus facile la délégitimation de la non-violence. On peut s’attendre à une guerre de récits sur l’ordre public et à une tentative progressive de normaliser le recours aux forces armées à l’interne.
Au sein même de l’armée, une résistance à la politisation est probable. L’idée d’une armée professionnelle et non partisane demeure forte, y compris parmi des conservateurs. Plusieurs officiers considèrent ces missions internes comme éloignées du mandat militaire traditionnel, qui est de se préparer à affronter des menaces extérieures. Un scénario inquiétant serait l’apparition d’une fracture entre les partisans inconditionnels de Donald Trump et ceux qui tiennent à la tradition de neutralité.
Enfin, la répression de la dissidence prend plusieurs formes: révocation de l’habilitation de sécurité à des cabinets juridiques associés aux démocrates, coupes dans le financement des universités qui refusent de censurer la contestation, enquêtes de la FCC [Commission fédérale des communications] sur des médias critiques, expulsions d’étudiants et étudiantes pour des publications sur les réseaux sociaux ou leur participation à des rassemblements propalestiniens… Ce sont là aussi des formes de répression, souvent discrètes mais efficaces.
Je ne voudrais pas donner l’impression que le rôle de l’armée est la préoccupation principale – ce n’est pas forcément le cas au quotidien –, mais il pourrait s’avérer déterminant en temps de crise.
Le rôle du Canada par rapport aux États-Unis a évolué sous la présidence de Donald Trump. Le nouveau gouvernement libéral de Mark Carney peut-il faire quelque chose pour soutenir la démocratie américaine ou ses marges de manœuvre sont-elles limitées?
Ottawa peut difficilement agir directement aux États-Unis. Toute intervention ouverte risquerait d’être perçue comme de l’ingérence étrangère. En revanche, offrir un refuge sûr aux dissidents et aux personnes expulsées est l’un des gestes les plus importants que le Canada puisse poser.