De la recherche d’information à la rédaction d’un article, l’intelligence artificielle générative transforme peu à peu les pratiques journalistiques. Outil d’efficacité ou menace pour l’éthique? Promesse d’innovation ou risque de dérapage?
Tel était le sujet d’une table ronde tenue le 29 octobre et animée par Claudine Blais, professeure invitée au Département de communication de l’Université de Montréal. Frédéric Zalac, journaliste à l'émission Enquête à ICI Radio-Canada Télé, a parlé de ses expériences d'investigation à l’aide de divers outils d'intelligence artificielle (IA). Catherine Lespérance et Xavier Parent-Rocheleau, chercheurs affiliés à l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique (OBVIA), ont présenté les résultats de leur étude sur l’IA générative et la profession journalistique.
L’IA, une nouvelle alliée pour l’enquête
Le journaliste d’enquête Frédéric Zalac, connu pour sa participation au dévoilement des Panama Papers, a travaillé en septembre sur une vaste fraude internationale estimée à 50 M$ et ayant fait plus de 6000 victimes. Une source confidentielle avait transmis des données à la télévision publique suédoise SVT, qui les a ensuite partagées avec lui et plusieurs autres médias européens. Plus d’un million d’enregistrements provenant d’un centre d’appels frauduleux basé à Tbilissi, en Géorgie, leur ont ainsi été remis. Parmi eux, près de 200 000 appels visaient des Canadiens.
Pour traiter cette masse colossale de données sonores, l’équipe d’Enquête a eu recours à NotebookLM, un outil d’intelligence artificielle conçu par Google. Ce système permet d’importer des fichiers audio, des documents PDF et des extraits sonores pour effectuer des recherches complexes à l’aide du langage naturel.
«J’ai pu demander à l’outil de me sortir tous les extraits où le fraudeur menace la victime», raconte Frédéric Zalac. Grâce à cette approche, le journaliste a mis au jour un échange particulièrement troublant: Marcel, une victime canadienne, confronte sa fraudeuse, qui finit par lui lancer avec mépris: «Je peux arnaquer qui je veux, ce n’est pas de tes affaires! Ta vie est ruinée! Tu peux te suicider. […] Même si tu appelles la police du monde entier, tu ne trouveras jamais mon vrai passeport.»
Loin d’être découragé, Frédéric Zalac parvient, avec ses collègues, à identifier la fraudeuse. «On a réussi à trouver son vrai passeport, son identité, son compte Facebook, ses voyages à Dubaï et à Milan, ses achats dans des boutiques de luxe», détaille-t-il.
Selon lui, l’aide de IA a été déterminante: «Des éléments qui auraient pris six mois de recherche et d’investigation ont été bouclés en deux semaines.» Outre la rapidité, l’intelligence artificielle a permis d’affiner la préparation journalistique: «On pouvait repérer instantanément les extraits sonores pertinents pour nos entrevues avec les victimes au lieu de passer des semaines à transcrire et surligner manuellement des passages», explique-t-il.
Le journaliste résume son expérience avec enthousiasme: «J’avais vraiment l’impression d’avoir des pouvoirs surnaturels tout d’un coup!»
L’IA ne remplace pas le travail humain
Dans le travail de Frédéric Zalac, l’IA lui a servi d’assistant pour accélérer sa recherche, mais jamais pour produire son contenu éditorial. «Tout le contenu produit par l’IA doit être contre-vérifié. C’est un outil d’appui, pas de substitution», a insisté le journaliste.
À Radio-Canada, l’utilisation de ces technologies repose sur quatre principes directeurs: la confiance, l’exactitude, la transparence et la sécurité des données. Au sujet de la sécurité des données, la société d’État a d’ailleurs imposé un cadre strict: aucune donnée confidentielle n’est versée dans des systèmes ouverts. Les informations sont hébergées sur des serveurs Google, un «carré de sable» sécurisé sur lequel Radio-Canada a le contrôle. «Ce qu’on met dans notre outil reste à l’intérieur. On peut ainsi garder le contrôle dessus», indique le diffuseur public.
Un usage en pleine expansion
Catherine Lespérance et Xavier Parent-Rocheleau ont ensuite présenté les résultats d’une étude intitulée «L’IA générative et la profession de journaliste: bonne ou mauvaise nouvelle?» Menée en 2024 à l’OBVIA auprès de 400 journalistes de plusieurs pays (dont 40 % de Canadiens), elle révèle que près des deux tiers des journalistes interrogés déclarent avoir déjà utilisé un outil d’intelligence artificielle dans leur travail.
Mais l’usage varie selon le profil. Les journalistes de moins de 30 ans y ont recours de manière régulière dans une proportion de 75 %. À partir de 40 ans, ils sont 40 % à ne jamais l'utiliser. Les pigistes s’en servent davantage que les salariés, notamment pour gagner du temps.
Pour ce qui est des motivations, 66 % évoquent le gain de productivité. «L’utilisation de l’IA a amélioré mon efficacité et m’a permis de faire plus en moins de temps», a ainsi déclaré un journaliste. L’intelligence artificielle est considérée par 33 % des participants comme meilleure qu’eux. Et 26 % y voient un moyen de réaliser des tâches qu’ils ne sauraient pas faire autrement. L’IA agit alors comme ce que Xavier Parent-Rocheleau nomme un «exosquelette professionnel».
Mais les chercheurs notent aussi des préoccupations éthiques: seuls 66 % des répondants se sentent à l’aise de divulguer à leur direction qu’ils ont utilisé l’IA et 65 % se sentent à l’aise de le dire à leurs collègues. Parallèlement, 24 % des journalistes sondés disent craindre que cet outil compromette l’avenir du journalisme. «J’aime mon travail, mais en tant que jeune journaliste, j’ai actuellement beaucoup de difficulté à envisager des ouvertures professionnelles dans un avenir proche», rapporte une participante.
«L’enquête a été menée il y a un an; les résultats seraient aujourd’hui certainement fort différents», signale Xavier Parent-Rocheleau.
Un manque de confiance dans les médias
Chez les différents intervenants de la table ronde, l’enjeu de la confiance est revenu à plusieurs reprises. Dans un contexte où des semblants d’articles de Radio-Canada ou La Presse circulent sur les réseaux sociaux, l’utilisation mal encadrée de l’intelligence artificielle générative pourrait aggraver la crise de crédibilité des médias. Le journaliste d’enquête Frédéric Zalac a rappelé que les victimes d'arnaques aux faux investissements en cryptomonnaies avaient d'abord été attirées par de faux articles. Ironiquement, lorsqu'il les a contactées pour dénoncer ce qu’elles avaient vécu, elles se sont montrées très méfiantes. Elles ne le croyaient pas et refusaient de lui parler.
À la toute fin de la rencontre, Frédéric Zalac a montré au public que, en saisissant quelques éléments dans Google NotebookLM, il pouvait créer artificiellement en quelques secondes un balado complet sur le sujet, avec deux voix de synthèse imitant à la perfection des voix québécoises. De quoi jeter un froid dans l’assistance, composée de futurs journalistes.
L’animatrice et professeure invitée Claudine Blais a alors conclu en rappelant la nécessité de faire preuve de vigilance: «Soyons prudents. Vérifions. Et surtout, soyons transparents. Journalistes de demain, la balle est dans votre camp!»