L’analyse des chercheuses révèle que les médias ont majoritairement utilisé trois qualificatifs pour décrire les campements dans leurs articles: précaires, sales et violents. Selon elles, ces représentations confondent souvent ce qui dérange et ce qui est dangereux, créant ainsi la perception d’une urgence qui justifie le démantèlement.
Les campements sont fréquemment présentés comme des solutions temporaires incapables de mettre fin à l'itinérance. La mairesse de Montréal Valérie Plante a d'ailleurs déclaré: «Ce n'est jamais une solution que des gens dorment dehors… C'est pourquoi nous ne voulons pas tolérer les camps organisés.» Selon Sue-Ann MacDonald, dans ce type de discours, il y a un refus d'aborder la précarité structurelle qui mène à la vie en campement et le démantèlement est présenté comme un choix compatissant.
On a aussi évoqué le problème de la saleté et dépeint les campements comme désordonnés, propices à l’éclosion de maladies et dangereux. Dans le contexte de la COVID-19, les menaces sanitaires ont été particulièrement soulignées. Le maire de Toronto John Tory a affirmé qu’il arrive un moment où la Ville doit agir pour ne «pas avoir des gens vivant dans des conditions dangereuses et insalubres».
«Ces discours déshumanisants occultent toutefois les obstacles matériels au maintien de la salubrité, comme l'accès à l'élimination des déchets, à l'eau courante ou aux toilettes», déplore la professeure de travail social.
Finalement, les campements sont présentés comme des sources de criminalité, de violence et de chaos. À Vancouver, un conseiller municipal a même décrit comment «des prédateurs violents cherchent refuge dans les campements pour échapper aux forces de l'ordre». La présence policière est alors vue comme nécessaire pour assurer la «sécurité» et l’on ignore les témoignages des occupants quant à leur propre sécurité et à l'esprit d’entraide qui se crée, ajoute-t-elle.
La «fabrication du chez-soi» comme résistance
À ces discours dominants, l'étude oppose une vision s'appuyant sur ce que la littérature appelle la fabrication du chez-soi ou homemaking. Cette approche reconnaît que les personnes en situation d'itinérance créent activement des versions autres de leur chez-soi à travers des pratiques de résistance et leur agentivité.
«Parfois les personnes sans-abris s’adonnent à des pratiques informelles de citoyenneté et de gouvernance qui contredisent les stéréotypes pathologiques», souligne Sue-Ann MacDonald. Les recherches montrent que les campements peuvent offrir un sentiment de communauté, une certaine sécurité, du contrôle, de l'autonomie et de la stabilité. Les occupants créent un nouveau type de chez-soi où les individus et les familles font partie d'un collectif plus large, liés les uns aux autres par des relations d'entraide.
Des violations multiples des droits de la personne
L'étude démontre que les campements et leur démantèlement forcé constituent «l'une des violations les plus graves du droit au logement au Canada».
Les deux chercheuses ont analysé les articles de presse en fonction des huit principes du Protocole national pour les campements de sans-abri au Canada, élaboré par l'organisme The Shift. Ce protocole plaide pour le respect des droits, l'offre d'autres options viables et la fourniture de services de base.
L'analyse révèle de multiples manquements, dont la non-reconnaissance des occupants comme détenteurs de droits, l’absence d'engagement significatif des décideurs, les évictions forcées, le manque de propositions viables et des besoins de base non satisfaits.
«Ce sont toujours les mêmes raisons qui justifient un démantèlement: risque d'incendie, violence, criminalité, observe Sue-Ann MacDonald. Mais ce sont des histoires où les gens perdent tout, leurs effets personnels, leurs communautés, leurs lieux d'ancrage et d'appartenance.»
Les solutions proposées – location de chambres d'hôtel, conversion d'arénas en refuges temporaires – sont souvent bancales, selon elle. Les occupants décrivent l'impossibilité de gérer le système de refuges. Les incidents violents dans les refuges de Toronto ont d'ailleurs triplé pendant la pandémie, il y a eu des éclosions de COVID-19 dans plusieurs et beaucoup imposaient des restrictions sur les biens, les animaux ou les familles.
Des évictions de plus en plus musclées
Par ailleurs, Sue-Ann MacDonald et Caroline Leblanc notent que les évictions de campements comportent fréquemment une présence policière intimidante, des arrestations et des affrontements. Comme ce fut le cas à Trinity Bellwoods à Toronto, en juin 2021, où les occupants ont été confrontés à des drones, des hélicoptères, des policiers en uniforme militaire et des armes de contrôle des foules.
«L'an dernier, les démantèlements ont plus que doublé dans Ville-Marie, rapportent les chercheuses. Même lors des grandes consultations publiques il y a quelques mois, on a constaté qu'il n'y a pas de stratégie cohérente et concertée: les démantèlements se poursuivent en parallèle, ce qui complique le travail des intervenants.»
Reconnaître l'autodétermination des personnes
«On voit de petits endroits près des chemins de fer, mais aussi des lieux où des gens vivent là pendant des années, voire une décennie, comme au boisé Steinberg [quartier Hochelaga-Maisonneuve, à Montréal], poursuit Sue-Ann MacDonald. Tout à coup, parce que le nombre de campements explose, on les considère comme un problème social qui commande des actions. Or, l’accroissement des inégalités sociales pousse des gens à la rue et l'aide sociale ne suffit plus pour accéder au marché locatif.»
Pour la professeure, le Protocole national pour les campements de sans-abri au Canada, axé sur les droits et la dignité des personnes, est plus pertinent que jamais: «Il faut partager le pouvoir des décisions et il y a d'autres options aux démantèlements, lesquelles passent par le respect de l'autodétermination des individus, au lieu de présumer de ce qu'il y a de mieux en lieu et place des gens eux-mêmes.»
Selon elle, évincer violemment les occupants de campements au nom du bien-être constitue une contradiction absolue. «Démolir les campements, c'est détruire activement les maisons, les communautés et, pour beaucoup, bafouer un sentiment de sécurité et d'appartenance, conclut Sue-Ann MacDonald. L'itinérance est une patate chaude: c'est une responsabilité collective, mais tous ne se sentent pas concernés. C'est un enjeu complexe et multifactoriel.»
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